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25 mai 2021 2 25 /05 /mai /2021 08:08
A la pliure simple des choses

En Lauragais

Vers Bram

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   L’on pourrait dire, d’emblée, la grande beauté de cette image et ne rien rajouter. A la beauté, rien ne s’adjoint que sa propre mesure. Lorsque la beauté est visuelle, elle est poème du regard. Des yeux à la chose belle un rayon s’établit et se destine à être le témoin de ce qui est dans l’évidence, qui alors se donne en tant que pure intuition du réel. Nulle parole à proférer. Nul jugement à émettre. Nulle justification à verser quant à ce qui se manifeste là, dans la présence, connaît le plein de son être dans la marge précise de l’instant. La beauté se lève de soi, vit de soi, en soi, pour soi.

 

La beauté est liberté ou bien n’est rien.

La beauté est vérité ou bien n’est rien.

 

   Il semblerait que l’on parvienne à une manière de tautologie qui énoncerait l’égalité de la beauté avec la beauté.  Il en est ainsi des choses ineffables, c’est que leur être est entièrement donné en une seule fois, en tout et pout tout. Autrement dit, la beauté est totalité, origine et fin de qui elle est.

   Mais ces considérations abstraites ne suffisent nullement à épuiser la venue et la perdurance de son être. Etant sortie du néant qui précédait sa naissance, cette image est inscrite dans le vaste destin du monde avec la nécessité qui est attachée à toute dimension essentielle, être soi et le demeurer aussi longtemps que des yeux humains s’appliqueront à recevoir son don, qui est unique, seulement unique.  

Certes nous pouvons décrire et nous adonner ainsi aux subtilités d’une esthétique.

   Le ciel est au plus haut de sa mystérieuse densité. Il est mesure ambivalente du temps qui passe. Il est encore ourlé de nuit en même temps que se dessinent en lui les premiers flux du jour. Ils sont des genres de vagues alanguies qui, en un seul et même mouvement, connaissent les grands fonds des abysses mais aussi l’onde de surface que lisse et décolore une belle lumière. Voyeurs de l’œuvre, nous avons du mal à nous détacher de ce ciel si doux, de cet espace si favorables au flottement du rêve, aux broderies de l’imaginaire. C’est bien sa lente vacuité qui nous retient sur le bord souple de la sensation. C’est bien le suspens qui l’habite, cette hésitation entre deux états, le nocturne dense, le diurne léger, le suspens qui instille en notre cœur, au sein même du rythme pendulaire qui l’anime, cette hésitation qui, une fois se donne comme mélancolie, une fois comme cette plénitude qui nous fait être jusqu’au bout le plus efficient de nous-mêmes. En quelque sorte, le ciel nous prend dans notre propre dénuement et nous accomplit bien au-delà des efforts humains, de ses tragédies, des lourdeurs et des contingences terrestres.

 

N’est-il le lieu de la légèreté ?

 N’est-il la disposition éthérée de l’idéal ?

N’est-il le territoire du vol des grands oiseaux ?

 ils planent longuement,

tout au bout de leurs rémiges aériennes.

  

   Vient le moment où l’on doit quitter le ciel, du moins ses hautes contrées et consentir à redescendre à de plus modestes altitudes. Un nuage encore, tout en longueur, un flottement d’écume délimitent le pays d’amont, et tracent l’affleurement du pays d’aval. Le ciel est un fleuve, un long voyage océanique, une lente dérive dont on ne peut, au titre de son immensité, connaître le point de chute, peut-être sa disparition, loin au-delà de nos perceptions humaines. Il y a une vive bande de clarté, une fulguration de la lumière, un bourgeonnement interne venus d’on ne sait où, immatériels, de la nature de l’esprit, de la consistance éthérée de l’âme. Tout aussi bien pourrions-nous nous y effacer, franchir la paroi de lumière et nous retrouver dans un genre d’outre-monde tissé des plus étranges draperies. Peut-être des oscillations boréales aux vitesses étonnamment magnétiques. Peut-être des irisations de rapides comètes. Peut-être des éclipses solaires et l’anneau de pure luminescence tout autour de l’étoile.

   Voici, comme s’il s’agissait de sa destination, le ciel s’est posé tout en haut de douces collines. Trois arbres et seulement trois disent le rythme immuable de la pure et délicate splendeur. Tout ici est à sa place de chose et nulle autre géométrie ne pourrait convenir que celle-ci, que cette exactitude au centre même de son être. Ces trois arbres, deux en forme de sphère, un en forme de flamme, sont les témoins de temps immémoriaux. Ils viennent du plus loin du visible, sans doute d’une origine qui, à nous les hommes, ne sera jamais accessible. Ils sont les puissances tutélaires de la croissance. Ils sont le surgissement et le point d’arrivée d’une sève primitive. Ils sont le lieu de concrétion de la vie. Ils sont de curieux menhirs solitaires qui interrogent de toutes leurs feuilles assemblées, de toutes leurs blanches racines, de leurs soyeux tapis de rhizomes la raison même de toutes ces présences qui parsèment l’univers, tracent l’admirable poème de l’exister.

    Ce sont eux qui sont les plus apparents. Ce sont eux les médiateurs du Ciel et de la Terre. C’est d’eux que s’élève toute parole. Ils sont leur propre langage en même temps que le nôtre. Ce qu’ils profèrent à la hauteur de leur forme, cette sublime et étonnante simplicité n’est que le reflet du sentiment intime qui nous étreint à leur rencontre. C’est là le prodige d’une œuvre lorsque, de sa modestie même, elle s’éploie dans le domaine rare de l’art. Comment définir l’art, en ce moment même de l’entrée en présence de l’image, si ce n’est à la dimension de joie qu’elle creuse en nous ? A la félicité qui résulte de sa contemplation. Oui, nous disons ‘contemplation’ comme nous le dirions d’un Existant totalement immergé dans le subtil rayonnement d’une icône.

   Il y a, du Regardant à l’icône, tout l’invisible trajet de la foi pour un croyant, tout le trajet d’une admiration pour l’agnostique. Ce mouvement même de l’observateur à la chose observée est, à l’évidence, empreint de ‘spiritualité’. Ici, nous donnons à ce terme si habituellement connoté en valeurs péjoratives, le sens fondamental d’une activité de l’esprit, laquelle rencontrant l’objet de beauté se trouve portée à une manière d’effervescence, d’incandescence. Ce même sentiment qu’a dû éprouver le Photographe découvrant le paysage si photogénique qui, déjà, était œuvre d’art en sa première apparition et a été porté au faîte de sa qualité en raison du geste photographique.

    Tout est toujours, dans le monde de la création, rencontre de ce qui, pour le Créateur fait sens, lui adresse la parole et lui enjoint de porter à la forme ce qui, de soi, est le plus souvent invisible pour les Distraits mais ‘saute aux yeux’ (au sens le plus réel du saut) de qui a souci de porter le réel à l’éclat du paraître en sa plus belle affluence. C’est identique à la commotion amoureuse, un invisible mais solide fil d’Ariane relie l’amoureux à l’aimée et rien ne sera réalisé qui n’aura porté cet amour au plein de sa présence. Non, nous n’avons nullement oublié la terre, c’est même elle, la terre, qui est le fondement sur quoi repose aussi bien la croissance des arbres, aussi bien la vastitude du ciel. Elle est la matrice de toute chose. Elle est le sol qui accueille nos pas. Elle est le réceptacle qui attend le retour de nos corps au néant dont elle est parcourue en son abyssale profondeur.

   La terre est belle. D’un noir profond, tout en haut de la colline. D’un noir de tchernoziom, cette matière ancestrale semée de l’humus le plus riche, celui sur lequel peut prendre appui toute prétention à vivre. Une zone plus claire reflète les nuages. Juste effleurement de la lumière dont la touche à peine appuyée, trait d’une mine de graphite, obombre la scène dans une manière de délicat clair-obscur. Tout ceci énonce, en termes plastiques, le grand soin apporté au traitement de l’image, les sèmes presque inapparents qui traversent son filigrane, ce travail d’équilibriste sur la ligne de crête sise entre adret et ubac. Oui, ces termes d’une topologie géographique témoignent bien d’une spatialité amoureuse. Nous ne pouvons, avec son Créateur,

qu’aimer cette terre parcourue de sillons,

qu’aimer la silhouette de ces arbres,

qu’aimer l’immensité de ce ciel,

qu’aimer l’image qui en est l’heureuse synthèse.

 

   Au temps du déferlement tyrannique des images médiatiques, au temps des déconcertants et superficiels ‘selfies’ (l’anglomania convient parfaitement à ce type de non-événement !), combien il est rassurant de pouvoir méditer devant de telles abondances. Abondances certes esthétiques, mais aussi éthiques (un devoir de sincérité vis-à-vis de l’image), mais aussi créatrices d’un lieu pour l’homme auquel s’abreuver et se rasséréner. En ce siècle de constantes errances et approximations, quel ressourcement que de retourner aux polarités fondamentales en lesquelles inscrire nos pas :

 

Terre, Arbres, Ciel :

triptyque d’un refuge où retrouver l’homme,

tout homme !

 

 

 

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24 mai 2021 1 24 /05 /mai /2021 16:47
Blanche beauté

Source : Cercle Quercynois

des Sciences de la Terre

 

***

 

Il faut être près du sol,

 près du grand ossuaire blanc.

Il faut marcher

dans le sentier étonné

 de l’aube grise.

Là, tout près de soi,

là dans l’immense solitude,

là se lève la rumeur sourde

du poème.

La pierre est poème.

L’air est poème.

La lumière est poème.

 

On avance à l’insu de soi,

on est porté par le paysage.

Autour de soi,

la vibration des choses

et la simple nudité de ce qui est.

Rien ne s’exile de soi.

Tout demeure dans le geste

immémorial de l’arbre,

dans la blessure de la pierre,

dans l’immobile silence de l’air.

 

 Avancer, respirer,

 humer les fragrances minérales,

écouter le chant rauque

du calcaire,

c’est être soi jusqu’en son ouverture

la plus exacte.

On est possédé de l’intérieur

par la racine éployante du jour.

Cela s’éclaire en soi,

 cela profère à demi-mots,

cela veut dire et se retient

au bord des lèvres,

au bord du cœur.

Car dire la beauté

en son exultante blancheur,

serait la réduire à néant.

Lui ôter toute chance de paraître.

 La beauté, il faut la laisser s’épanouir

en sa plus essentielle venue.

Elle est mystère,

elle est saisissement de l’âme.

Elle est saisissement

de soi en-l’autre-advenu.

 

Partout sont les formes

du multiple éblouissement.

 Une feuille se détache de la branche

et fait son bruit de doux métal.

Une huppe, au loin, pousse son cri

trois fois mélancolique.

Un gland tombe et rebondit

dans le pli attentif de l’oreille.

Tout se dit comme

dans un conte pour enfants,

une voix si douce,

elle pourrait bien s’effacer,

regagner l’antre immémorial

de sa première présence.

 

On avance sur le chemin semé

de blancs cailloux.

On avance parmi

les touffes éparses

des genévriers.

L’air est tendu, pareil au noroît

sur les côtes de granit.

On est en soi,

on est auprès des choses

dans leur naturelle éclosion.

 L’être-soi, que l’on porte

au-devant, en arrière,

autour de son corps,

dans l’aura singulière de l’instant,

on le destine à ne recueillir

que le retrait du lieu,

sa simple souplesse,

la fugue de sa présence auprès

de tout ce qui rayonne

et s’installe là,

dans la rumeur

d’une immédiate joie.

 

On pense et ne pense pas.

Chaque idée se disjoint

de sa propre venue

et se dissout dans l’immatériel

en sa sublime efflorescence.

On ne ressent pas,

 on est le ressenti lui-même

en sa juste effusion.

Sa mémoire est comme absente,

un mirage suspendu

à la feuille du ciel.

On ne profère rien,

on est profération

 et parole première

sur le cercle du monde.

La terre est déserte.

Les hommes devenus

de simples buées.

Les femmes sont serties,

emmurées

dans leur volupté de soie.

Les cours d’école sont vides.

 Le vol des oiseaux est fixe,

 leurs yeux sont des agates éteintes,

des pierres de lune

aux blafards reflets.

 

C’est ceci, la magie des pierres,

vous ôter à qui-vous-êtes sans délai,

vous confondre avec la courbe de l’aven,

vous réduire à l’élévation du cairn

dans sa vide interrogation,

vous conduire tout au bord de l’extase

et vous retenir d’en connaître le gouffre

 Se saisir de la blanche beauté :

se capturer, soi,

jusqu’au tréfond de son être,

approcher l’autre en son secret,

glisser infiniment sur la corolle libre

de l’amitié.

 

 Le paysage splendide de simplicité,

ne nullement le laisser

dans la distance,

le laisser dans son étrangeté.

Le paysage de grande beauté,

 le glisser au creux même

 de sa chair,

 le faire mains attentives,

yeux grand ouverts,

 ombilic accueillant,

sexe d’amour diffusant

son luxueux pollen.

La pierre, là, sur le chemin ;

soi, là sur le chemin,

une seule et identique destinée,

un rayon de lumière,

une unique fable

à l’horizon du monde.

Tout est tissé d’adorable clarté.

L’étonnement n’est plus étonné de soi.

 On regarde l’écorce du chêne

et l’on est

dans la très grande sagesse

de l’arbre.

 On regarde l’empilement de pierres

 et l’on est

mesure géologique du sol.

On regarde la fuite de l’air

et l’on est haut

dans l’espace illimité du vent.

 

Oui, toujours l’on avance

sur le chemin,

sur le chemin de soi

car comment pourrait-il y avoir

d’autre destination que celle-ci ?

Ici, sur le nu Causse

 en son immédiate donation,

il n’y a rien d’autre que

 la pierre et soi,

la terre et soi,

le vent et soi.

Comment une altérité

pourrait-elle se loger,

dans la non-distance

entre la grande aventure minérale

et qui-je-suis en mon fond ?

Avec la pure et blanche beauté,

avec la virginale parution,

avec la rocheuse manifestation,

je suis le sans-distance,

l’inclus dans la densité

de la gemme,

 le venu-au-monde

pour ne connaître que ceci,

cette vibration intime des choses

qui est la même

que celle de ma propre chair.

Cela fait écho en moi.

Cela s’irise en moi.

Cela se lève à la manière

d’une traînée de cendre,

cela vole haut

et jamais ne retombe.

 

Pierre de calcaire,

tu es mon ossature même,

 tu es le cartilage

dont mon destin est tissé.

 Genévrier, tu es l’aiguillon léger

qui me pousse vers l’avant.

Chêne rabougri aux pieds bulbeux,

 tu es la belle complexité,

la vérité torse qui m’incline

à méditer longuement

sur le sort de mes semblables,

sur le mien qui en est l’étrange reflet.

 

Sur le chemin d’éternelle amitié,

 je trace l’hésitante empreinte

de mes pas.

Je m’éloigne sans douleur

de mon origine,

je me destine vers labîme

qui m’attend avec confiance.

Avoir éprouvé,

une seule fois dans sa vie,

la mesure de l’ineffable

et simple beauté

et l’on est porté hors de soi

dans la contrée infinie

d’une multiple joie.

Oui, d’une multiple

inépuisable joie.

  

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23 mai 2021 7 23 /05 /mai /2021 17:02
La perfection est ovale

   Face à cette image se présentent à nous deux alternatives : soit celle du silence, soit celle d'une parole qui, bien vite, pourrait dépasser son objet. Un impératif, cependant : nous disposer à une manière de recueillement et saisir ce qui, de soi, veut bien se présenter à nous.

    D'abord la Matière. Mais quelle est donc cette argile dont Eve (nommons-là ainsi, afin de nous situer dans la proximité d'une supposée origine) nous fait l'offrande, corps à peine issu d'une terre dont elle proviendrait comme par magie. Efflorescence tout juste entr'aperçue et déjà notre entendement est troublé, et déjà nos sens sont en alerte. Car, nous le pressentons, un déploiement se prépare dont nous serons les témoins privilégiés. Cette pure apparition aurait-elle à voir avec un doux céladon, ou bien plutôt avec une théière en terre de Yixing, en zisha, ce sable pourpre dont la contemplation par les moines zen s'accorde si bien à la cérémonie du thé ? Et l'arrière-plan ne serait-il un écran shoji, ce parchemin huilé si éphémère qu'on le dirait absent des choses alentour ?

La perfection est ovale

   Ou bien amphore antique où se mélangent en subtiles fragrances la myrrhe, l'encens afin que nous puissions donner essor à une mythologie, créer une fable, ouvrir un poème. Ou bien jarre baignée d'huile, faisant signe vers la généreuse olive - il y a une évidente homologie formelle -, vers l'olivier qui porte dans ses branches noueuses la paix, la purification, la fécondité ?  Ici, la matière, semble atteindre ses limites sémantiques, nous invitant déjà à nous situer du côté de la forme.

  Donc, la Forme. Ovale au tracé parfait, émergeant du clair-obscur dans une manière de lumière adoucie propice au rêve, à l'imaginaire, à l'effusion vers des significations plus profondes, détachées de toute contingence. Regardant cette image d'Eve, sa posture hiératique, sa simplicité en même temps que sa force, nous sommes placés au seuil d'une étonnante vérité, laquelle nous inclinera à penser que la perfection est ovale. Mais il faut aller plus loin, se servir d'icônes, de représentations qui, par leur universalité, non seulement témoignent mais affirment. Différemment, sans doute. Enfin le croyons-nous.

La perfection est ovale

D'abord la Sphère de Parménide voulant nous dire les limites parfaites de l'Être. Mais nous demeurons en-deçà de ce que nous invite à considérer le philosophe présocratique. Une telle circularité ne s'adresse qu'à notre intellect, elle est trop abstraite pour mobiliser en nous quelque affect, quelque penchant à l'empathie.

  Ensuite le très célèbre "Homme de Vitruve" dont le génie de Léonard de Vinci a tracé l'esquisse. Mais ici, nous sommes au-delà, dans la proportion, la mesure, la position du corps humain par rapport à l'univers qui l'entoure. La relation est celle du microcosme au macrocosme et il n'y a donc pas de place pour le sujet singulier, seulement pour une idée, celle de l'humanisme. Nous sommes, par rapport à l'œuvre, dans une simple relation esthétique où l'émotion est d'emblée évincée.

La perfection est ovale

   Mais revenons au corps qui nous occupe, à son "espace transitionnel" qui, à notre insu, nous projette dans des sphères autrement signifiantes, autrement captatrices. Car nous ne pouvons échapper à l'événement de cette fougère repliée sur son ombilic, en attente de sa révélation au plein jour. Le sens est là, tout entier contenu dans la graine bientôt livrée à sa germination. Il est source native qui, bientôt, deviendra rivière aux mille facettes, cascade bondissante, fleuve étincelant en partance pour l'Océan immense où tout aboutit et prend à nouveau essor dans un genre ‘d'éternel retour du même’.

   Eve, en position fœtale, tout entourée d'un liquide amniotique symbolique, est cette ressource à nulle autre pareille, cette faveur donatrice par laquelle l'exister survient en son mystère. Jarre prolixe, amphore aux flancs généreux, elle métamorphose ce que la nature, l'homme déposent en elle, ouvrant ainsi le lieu d'une essence unique, le sublime langage par lequel nous apposons notre sceau sur les parois du monde, par lequel toute chair et singulièrement la féminine donne naissance au dépliement ontologique. Toute image dépassant la simple anecdote pour nous faire cheminer sur une ligne de crête nous met en demeure de nous ouvrir à cette compréhension. Sur le point de refermer la contrée de cette apparition nous sommes déjà esseulés. Jusqu'à notre prochaine rencontre. Déjà nous l'entendons bruire parmi les interstices qui se logent au creux des grains d'argent. Sans cela, sans cet espacement livré à la méditation, la photographie ne pourrait jamais être écriture de lumière. Seulement un bavardage au milieu des rumeurs mondaines.

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22 mai 2021 6 22 /05 /mai /2021 09:05
Destin et Liberté

Source : freepik

Trans Caucase Images

 

***

 

   Le printemps vient juste d’arriver. Les monts du Caucase portent encore l’empreinte blanche de la neige qui scintille dans le bleu du ciel. La famille Aslanian est tout occupée aux préparatifs de la transhumance. Il va falloir quitter la maison de la vallée, gagner le refuge des pâturages, donner au bétail l’herbe fraîche qui manque ici. Ce n’est pas une contrainte, c’est bien plutôt la poursuite d’une tradition, c’est inscrit d’une manière atavique au plus profond de la chair et déjà le fleuve de sang du corps s’allège, se charge des bulles légères de l’air du haut plateau, là où planent les vautours et les aigles en de grands cercles infinis, l’œil s’épuise à en suivre la trace tout contre l’éther diaphane, invisible contrée au-delà du réel. Le bétail : quelques vaches pour le lait, des chevaux pour se déplacer, des chèvres rustiques aux longs poils pour le plaisir des yeux, pour la compagnie aussi, pour la présence joueuse de la race des caprins.

   Garen, le père, est en tête du troupeau. De temps en temps, il pousse quelques cris gutturaux pour encourager la progression du bétail, mais aussi de la famille encore peu rompue au long exercice de la marche. Nazar, le fils, n’est guère éloigné du père dont il apprend, avec attention, les règles du travail de berger. Derrière les bêtes, Endza la mère, femme aux jolis traits réguliers tannés par la lumière de la montagne. Inesa, la fille, bavarde avec Endza, fait parfois quelque pause, légèrement essoufflée en raison de l’altitude qui s’élève insensiblement. Chaque degré franchi est une épreuve mais aussi une récompense et déjà le village n’est plus qu’un vague moutonnement à l’horizon des yeux, presque une tache floue sur le cercle de la mémoire. En levant les yeux, à une distance qu’il est difficile d’apprécier, on aperçoit les premières terres horizontales couchées sous le ciel, celles qui portent les tapis d’herbe rase, qui accueillent la baraque de planches, elle sera le refuge tout au long des six mois à passer sur la pâture.

   Sentiments mêlés que ceux du petit groupe. Les hommes sont impatients d’arriver sur le lieu de la transhumance, de jouir du spectacle rassurant du troupeau se nourrissant de cette manne céleste. Les femmes sont plus rétives, comme si, de quitter le village, était une sorte de renoncement à une vie plus conforme à leurs attentes. Presque deux cents jours à vivre au sein de cette nature belle mais sauvage, austère. Et si peu de contacts ici. Parfois le passage des deux gardes du Parc National, Isahak et Mihran, ces cousins des aigles dont ils semblent avoir pris jusqu’au comportement, œil vif et acéré, jusqu’à l’aspect dans une manière de mimétisme. Leur peau est aussi sombre que les rémiges de ces maîtres du ciel et les voir s’éloigner constitue toujours une perte, instille en l’âme une nostalgie difficile à effacer. Aux yeux d’Inesa, adolescente de bientôt quatorze ans, cette image des deux hommes partant au galop sur leurs alezans est ce symbole de liberté auquel elle se rattache afin que sa présence, ici, loin de tout, puisse trouver un peu de baume apaisant.

   Son frère Nazar, lui, tout juste âgé de dix ans, éprouve tout autrement cet événement qu’il juge des plus positifs, lui le futur berger qui doit s’endurcir le cœur et l’esprit, fortifier son corps afin de correspondre à celui qu’il devra être lorsqu’il sera adulte, que le troupeau obéira à ses ordres, que les chiens reconnaîtront à ses sifflements le travail qu’ils auront à exécuter. Belle familiarité de l’homme et de l’animal liés par la tâche commune de vivre en ce lieu, en ce temps qui, toujours, sont des exceptions, des moments de plénitude, du moins si l’on sait accorder à l’instant sa valeur foncière, cette joie de coïncider avec les choses dans le pli le plus intime de soi.

    Le sentier s’élève toujours plus haut comme s’il voulait bondir, franchir rapidement les étapes, se retrouver en cette immense liberté bleue qui s’offre à lui, l’attire, l’aimante et le rend plus léger que la feuille d’automne. Le rythme des voyageurs s’est ralenti. La fatigue creuse les joues, trace des cernes violets sous les yeux. Le souffle devient court. On cherche l’air, on boit une gorgée d’eau fraîche dans le silence immense du corps. Son regard, on le porte sur les nuages de poussière, sur les cailloux épars, sur les trous qui creusent la terre rouge. On évite de se redresser, d’estimer la distance. On demeure en soi, dans la zone la plus retirée de sa chair. Ce sont Inesa et Endza qui sont les plus éprouvées par l’ascension. Leur cœur, sans doute, est encore rivé au foyer, en bas, dans la vallée, où les choses sont plus calmes, demeurent accessibles. Au contraire, Garen et Nazar s’emplissent de l’énergie des grands espaces. Le vent des sommets entre en eux, fait de lents tourbillons tout autour de leur tête, aiguise leurs pupilles qui sont pareilles à des pierres noires, dures, affutées, sûres d’elles, tel le diamant.

   Zeki, le chien berger du Caucase, abrité dans sa fourrure épaisse, s’agite joyeusement, se mêlant parfois à la meute transhumante, poussant les bêtes à la voix, rejoignant ses maîtres, ceux qui avancent à la tête du troupeau, en guident la marche. Enfin le dernier lacet est franchi. Un air plus vif s’est levé sur le plateau et l’on cligne des yeux parmi les rafales courtes mais soutenues. Dans les yeux des hommes s’allument des perles de joie, dans ceux des femmes brillent les larmes de la peine mais aussi de la reconnaissance. C’est ainsi, parfois un rapide bonheur ne peut-il se donner qu’à la suite d’une épreuve, d’une souffrance. Aussi s’accroît-il de cet écart, de cet abîme logés au creux du temps. Un instant efface l’autre et s’installe dans une brève durée.

   Au début, on est chez soi sans y être vraiment. On regarde le haut paysage semé d’herbe courte dans des teintes blondes et chamois. On regarde le doux vallonnement des montagnes, les creux qui s’y inscrivent, les éminences décolorées par la clarté du jour, la rare végétation vert amande qui court au hasard de l’heure, le bâti de pierres sèches qui servira d’enclos aux bêtes pendant la nuit. On regarde la cabane de planches, havre de repos des hommes et des femmes tout au long de la mesure estivale. Le troupeau reconnaît, le troupeau est joyeux, une félicité, certes animale, instinctive, mais combien éprouvée au même titre qu’un ravissement humain. Pourquoi y aurait-il une différence de ressenti ? En raison de ‘l’homme mesure de toutes choses’ ? Non, ceci est une vue trop courte, une vue égoïste et bornée. Chacun, sur l’immense courbure de la terre, a droit à quelque prospérité : la fontaine et son eau cristalline, l’oiseau jetant ses trilles au plus haut de l’éther, la pierre immobile qui ne connaît son être qu’à la faveur de sa propre érosion. Tout est à égalité de nature dans le monde des vivants. Tout a sa place. Tout mérite attention. Que serions-nous sans le massif surgissement de la colline à l’horizon ? Sans l’entaille de la vallée entre ses lèvres de rochers ? Sans le vol aussi gracieux qu’erratique du papillon dans le vent primesautier du printemps ? Dans l’entente adéquate des choses, tout égale tout, dans une identique détermination du réel à témoigner, à nous rejoindre, à nous appeler au généreux partage de ce qui est.

   Tout fait sens qui est présent. Tout fait sens depuis le microscopique plancton jusqu’à la majesté du canyon de grès rouge qu’entaille le profond Colorado. C’est à ceci que nous devons être attentifs si, du moins, nous destinons notre conscience à devenir le réceptacle le plus juste de ce qui fait efflorescence et pullule tout autour de nous à la manière invasive, insistante, d’un vol de criquets. Mais ce vol, pour autant, ne doit nullement dissimuler la transparence du ciel, la nécessité du grand dôme bleu qu’il tend au-dessus de nous, la question incessante qu’il est venu nous poser et qui se résume au motif même de notre existence. Comment se justifie-t-elle ? Comment trouve-t-elle son assise dans le tissu dense des événements ? Est-ce un Destin qui nous est attribué avec sa charge d’incontournable venue ? Ou bien serait-ce une Liberté ? Mais alors, qu’en est-il de cette Liberté ? Est-ce nous qui en décidons ? Ou bien vient-elle de plus loin, de plus haut que nous et, en ce cas, nous ne serions que des conséquences, non des causes ?

   Sitôt arrivé sur le plateau, le troupeau s’est égaillé dans toutes les directions, chaque bête paraissant retrouver un coin familier. C’est Garen qui a ouvert la porte de planches disjointes. La serrure a grincé en une sorte de longue plainte métallique. Nazar l’a rejoint. Le fils est l’ombre du père. Le père est la lumière du fils. Là où l’un se trouve, l’autre l’y rallie. Longue amitié fraternelle qui semble venir du plus loin de l’âge. Eau de source qui puise à la fontaine sa ration quotidienne de réassurance, de plénitude. Comme si la force logée en Garen se diffusait, par une sorte d’écho, dans le corps et l’esprit de Nazar. Mystère de la filiation, mystère du lien invisible, mais si fort, si ardent, on en sent la vibration à défaut d’en saisir la pure matérialité. Endza et Inesa, elles, font le tour de la cabane, s’assurent que le four de pierres sèches est encore en état de cuire le pain, que le fil à linge est bien amarré sur ses piquets de bois, que le chemin qui conduit à la source est encore visible parmi les tapis de sedums et le semis clair des touffes d’orchidées.

   L’intérieur du logis est semblable à lui-même au travers des ans, une manière d’immuabilité, de réalité immergée dans la glu dense du temps. Un avenir tracé d’avance, qui suit les layons immémoriaux du passé, en réactualise les formes. Les pas toujours situés dans les empreintes ineffaçables de la tradition, de l’acte éternellement recommencé, des tâches reconduites à leur valeur essentielle. Mais ici, il y a comme une ligne de partage et deux versants selon lesquels les eaux s’écoulent d’un côté ou bien de l’autre. Père et fils inscrits dans le geste héréditaire de la fidélité au même, mère et fille davantage situées dans un présent qu’elles souhaitent plus ouvert, plus inventif, dont elles espèrent qu’il leur apportera un air de liberté. L’intérieur de l’abri de bois mal équarri : la tradition. L’extérieur, l’amplitude du paysage, les ruisseaux de lumière : la modernité. Ainsi peut s’énoncer, au titre de la métaphore, ce qui sépare et différencie, mais aussi unifie des conduites apparemment divergentes mais, en définitive, confluentes. Tous, ici, logés dans le ventre de cette arche de Noé qui flotte en plein ciel et accueille les siens sans distinction aucune.

   Entre les cloisons de planches recouvertes de papier-goudron (des fragments en ont été arrachés, montrant la claire-voie entre les lattes), tout est à sa place de chose. Les lits aux montants de fer ouvragé reposent dans un coin de la pièce ; le vieux poêle de tôle trône en position centrale avec son tuyau noir qui traverse le toit de tôle ondulée ; le coin pour la toilette, placé devant une fenêtre étroite, avec son broc en faïence, sa large cuvette ; le plançon mal équarri qui sert de table lors des jours de mauvais temps ; le coffre à vêtements dont la surface est utilisée pour façonner les boules de pâte qui serviront à confectionner le pain. Une familiarité en même temps qu’une redécouverte. Un plaisir de la rencontre en même temps qu’une nostalgie qui flotte là-bas dans la vallée où le temps court plus vite, où les jours sont plus lisses, où les repères sont plus faciles à trouver.

   Quinze jours déjà que la famille s’est installée dans son refuge estival. Il y a, dans l’air, comme un motif de juste satisfaction. Ce qui, jusqu’alors, paraissait difficile, s’adapter à cette nouvelle vie, trouver ses points de repère, voici que tout a conquis sa place de chose, que les objets usuels se sont disposés à portée de la main, que les sentiers vers la montagne ou vers la source ont reconnu les pas familiers. Leurs traces n’avaient pas complètement disparu, elles étaient en quelque sorte gravées dans le tapis de poussière, la courbure de la graminée, l’émergence claire de l’eau de source. C’est un grand bienfait ceci, que les choses et les gens se confient mutuellement une manière de respect, que leur rencontre s’effectue sous le signe d’une exacte complémentarité. Pas plus l’homme ne pourrait se passer du destin furtif des choses, pas plus les choses ne pourraient être sans la présence de l’homme. Ceci est le sens : une confluence des parutions sur le large plateau de terre et de pierres, sous la fuite longue du ciel.

   Rien n’est superflu dont on pourrait biffer l’être sans plus s’inquiéter de ce qui pourrait advenir. Les choses ne sont nullement là au hasard. Si Garen et Nazar éprouvent, sous la rudesse de leurs doigts, la force brute des pierres de l’enclos, si Endza et Inesa s’accordent au rythme précis de leurs mains qui modèlent la pâte à pain, c’est bien parce que tous ces gestes, inscrits depuis l’éternité dans la singularité du monde, se destinent à l’événement de leur existence comme une tâche à accomplir dont nulle prétendue logique ne pourrait faire dévier le bel accomplissement. Destin immémorialement gravé en chacun des Existants, lequel n’est nullement pure soumission à la loi, mais fluence d’une souple liberté et joie de se confondre avec ce qui porte l’être à son exacte présence.

   Ce matin le ciel est clair que traversent de fins nuages. L’air est encore frais et il faut se couvrir d’un vêtement de laine. Nazar et Garen s’occupent à colmater quelques brèches dans l’enclos, à clouer des planches là où les fentes dans les cloisons des murs laissent passer le blizzard lors des jours de mauvais temps. Inesa est partie sur le versant de la montagne qui fait face à l’abri de bois pour y récolter bouses et crottin de la saison dernière, c’est le combustible qui alimente le poêle et le four. Elle traîne derrière elle une bassine en zinc dans laquelle elle dépose ce qu’elle a ramassé à mains nues. Elle n’est nullement choquée de cette façon de cueillir. Elle ne fait que reproduire une pratique ancestrale. Puis, revenue au lieu de la pâture, elle va jusqu’à la source située en contrebas du campement. Elle y puise une eau fraîche et bondissante. C’est le mince symbole d’une gaieté naturelle, la douce diffusion d’une pastorale, ce chant diffus venu de la terre qui s’immisce en elle avec autant de grâce que met le papillon à butiner la fleur. Il y a ici une façon de vivre spontanée, totalement absente de calcul, comme si l’on était cette orchidée qui pousse là entre les aiguilles courtes des herbes.

   Inesa est revenue maintenant dans la baraque de planches. C’est l’heure de la préparation du pain lavash, cette fine galette moelleuse faite de farine, de sel et d’eau. Simplicité des ingrédients qui dit aussi la simplicité de la vie, ce genre d’ascétisme au confluent de l’air de la montagne, de l’agitation des graminées, de la lente rumination du troupeau. C’est sans doute là un point d’orgue de la culture moyen-orientale, cette pâte que chacun peut confectionner lui donnant la destination d’une nourriture primitive, essentielle. On pourrait presque ne se nourrir que de ces modestes provendes, tant elles paraissent combler le corps à satiété, se donner en tant que repos essentiel de l’âme. Un genre de communion avec le grain du blé, la venue dans le sillon de terre, la découverte au plus près de ce qui attache l’homme à sa glaise fondatrice. Le geste qui préside à la fabrication du lavash, s’il a la forme d’un rituel, s’il évoque quelque domaine sacré, il n’en demeure pas moins une habileté des mains faisant penser à l’adresse de l’artisan. Inesa aime cette façon de malaxer longuement la pâte, de l’étirer en un une mince membrane au rythme du balancement des mains. Il y a une manière d’énergie qui, partant de la pâte, se diffuse à l’ensemble du corps. En réalité il ne faut faire qu’un avec le modelage de la galette. C’est ceci une tradition bien pensée, il n’y a plus de différence entre celle qui modèle et ceci qui est modelé. L’âme d’Inesa entre dans la pâte, la pâte accueille la souple volonté d’Inesa.

   Les deux femmes sont dehors. Elles entendent le bruit continu de l’occupation des hommes qui soignent le troupeau, tirent le lait des chèvres qui fera le fromage de leur consommation quotidienne. Le feu qu’Inesa avait allumé, dès son retour de la montagne semée de bouses et de crottin, est maintenant actif. Une lente fumée monte dans l’air qui frissonne tel un cristal. Les galettes de pâte étirée, Inesa les porte sur une planche. Elle les fait passer à sa mère, laquelle maîtrise le geste vif qui consiste à les plaquer contre les parois brûlantes du four de pierres.  Inesa aime regarder le travail du feu, découvrir les boursouflures qui se lèvent à la surface de la pâte, les cratères et les dépressions qui la parcourent, lui attribuent son caractère unique. Il lui plaît de penser que cette activité reproduite au cours des millénaires est une illustration, une concrétion, une métaphore de ce temps toujours illisible, aussi parfois est-il nécessaire de lui donner forme dans une coutume, un labeur, une fabrication.

   Pétrissant la pâte du lavash ou regardant les galettes se tordre sous l’effet de la chaleur, il lui arrive de méditer longuement, rêveusement sur les conditions mêmes de son existence. Alors tout se pose dans les termes abstraits de ‘destin’, de ‘liberté’. Qu’en est-il de son existence d’adolescente à l’orée de la vie ? Tout est-il « écrit sur le grand rouleau » tel qu’énoncé par ‘Jacques le fataliste’ ? Ou bien existe-t-il une marge de liberté à laquelle s’abreuver afin de décider, en soi et pour soi, des motifs qui illustreront son propre cheminement ? Ce qu’en son fond estime Inesa c’est que cette question est une aporie, que tout sur cette terre présente la figure de l’indécidable, du pur surgissement, de l’éclosion de ce qui doit être en ce moment de l’histoire, en ce lieu de la présence, ici à l’ombre de la montagne, sous le tissu clair du ciel, tout contre les lames de vent qui, parfois, tirent des larmes des yeux.

   Ce qui est à faire : avancer avec confiance sur un chemin de lumière, ô certes parsemé d’ombres, creusé d’ornières, mais qui donc pourrait être maître de ceci, de cette force des choses de se poser là-devant, de dévoiler leur être, tantôt une faveur, tantôt une contrainte ? Ce qu’Inesa sait intuitivement, du fond même de sa conscience, c’est que les Existants sont traversés de flux dont ils ne perçoivent nullement la trace. Ils agissent, prennent telle ou telle décision, à l’insu d’eux-mêmes, dans le massif ténébreux de leur tête. Plus d’un d’entre eux, parfois, s’étonne de ce décret qu’ils n’ont pas vu venir, mais se rassurent au motif que leur volonté a guidé leur acte, d’une manière sans doute subliminale mais pour autant relative à leur force propre, au fait qu’ils sont maîtres de leurs destins. Mais son père Garen, qu’a-t-il fait pour dévier de la trajectoire qui était inscrite en lui depuis la nuit des temps ? Être berger en tant que fils de berger. Et son frère Nazar, si proche de ‘ses’ bêtes (oui, déjà il y a attribution, déjà il y a possession), comment pourrait-il différer du sort qui est le sien puisque, depuis son plus jeune âge, sa participation à sa première transhumance, il est frappé au coin de la nécessité. Nécessité d’être soi à l’aune de son propre regard, d’être soi dans la perspective de la vision du père et au-delà de lui de toutes les générations qui ont tressé pour lui les berges au milieu desquelles s’accomplira son long cheminement.

   Inesa, elle, regardant rêveusement le lent travail de la combustion, les torsions de la pâte, l’éclatement des bulles d’air, Inesa pense que la vie est un levain qui se lève, à la fois de la rigueur d’un destin (avons-nous choisi notre naissance ?), à la fois de la palme d’une liberté. Elle, Inesa, confiera son avenir aux soins de sa langue maternelle. Elle l’étudiera afin de la faire rayonner. Elle apprendra plusieurs langues, le français, l’italien, l’espagnol et elle traduira les œuvres des auteurs nationaux dans d’autres vocables européens. Son destin, alors, sera liberté. Elle aura choisi cette voie de la littérature, de la poésie qui infuseront longuement dans l’esprit d’autres peuples. Ceux qui liront ses traductions ne la connaîtront pas, jamais ne la rencontreront mais elle sera présente, infiniment présente dans l’esprit des textes, lesquels ne seront que l’écho de son propre esprit. Elle aura une sorte de présence-absence au travers de la simple notation, au début du livre, de la mention : ‘Traduction : Inesia Aslanian’. Ce sera peu et beaucoup à la fois. Son patronyme dira son origine, sa singularité ; sa traduction dira l’universel au titre duquel elle accèdera à sa propre liberté, diffusion de qui elle est (la traduction implique totalement celui qui s’y adonne), cette culture dont elle dédie la richesse aux lecteurs attentifs issus d’autres manières de sentir, de penser.

   Pour autant, la jeune fille ne vise nulle célébrité. Déjà, avec sa mère elle est allée à Erevan, la capitale, pour y faire des courses, entreprendre des démarches. Elle a vu ces jeunes femmes un peu plus âgées qu’elle, montées sur de hauts escarpins, vêtues de court, à la démarche syncopée de mannequins. Elle a vu de jeunes garçons, cheveux gominés, pantalons déchirés aux genoux, surfant sur leurs étranges machines avec des airs hallucinés. Elle n’aime pas ce mode de vie qu’elle juge superficiel, simple reproduction à l’identique des conduites mondiales, chacun s’emboîtant en l’autre à la façon des poupées gigognes, chacun mimant le convenu, le ‘moderne’, chacun s’aliénant à la conduite moutonnière de la meute. Ses études universitaires (Inesa voit loin, Inesa voit juste), elle les fera à Erevan, mais dans la modestie du paraître, tant cette ‘société du spectacle’ lui semble surfaite, mensongère, loin de toute idée de vérité.

   Ce qu’elle veut en son fond, vivre dans la simplicité, connaître la subtilité et la profondeur de sa langue, en tirer ce merveilleux nectar qu’elle destinera aux Attentifs, ceux qui, distants des fausses valeurs, cherchent dans la littérature des motifs de plaisir mais aussi, mais surtout, des moyens de s’élever dans l’ordre des choses essentielles. Souvent, le soir, lorsque revenus à leur logis de planches, les membres de la famille meublent le temps chacun à sa manière, Garen et Nazar jouant aux cartes ou sculptant un bâton de marche, Endza lisant une revue, chacun sous le cercle de clarté d’une lampe à pétrole, Inesa, invariablement, se confie à la lecture approfondie de quelque poète ou écrivain arménien. Avec elle, pour la durée du séjour, elle a emporté sa provision de livres dont pas un ne retournera dans la vallée qu’il n’ait été lu, annoté, bu jusqu’à la lie. C’est ainsi, cela fait intimement partie d’elle, les livres sont sa nourriture, les textes l’horizon de ses yeux, les mots, les doux chuchotements qui l’habitent depuis l’instant où elle a su lire.

    Parfois, en elle, pareils aux cercles qui habitent le profond des eaux, les mots d’un poème font leur longue flottaison, leur dépliement aquatique ou bien ils sont des cerfs-volants dont la longue queue fouette la courbure de l’air, un chant s’élève dans l’azur qui semble ne devoir jamais finir. En ce moment, parfois au plein de la nuit, quand la clarté laiteuse de la lune badigeonne le duvet de son édredon, elle se récite, en sourdine, quelques phrases découvertes dans ‘Nuages et sable dans ma paume’ du poète Zareh Khrakhouni :

 

S’étendre

sur les anciens sables très anciens si doux si fins

que ce n’est déjà plus du sable – mais du pollen

semble-t-il

 

Contempler

la même mer, toujours la même si absolue en son

mouvement

que ce n’est déjà plus la même passée une seconde

 

Marcher

sur les anciens très anciens sables

comme en un rêve sur des nuages de duvet

 

Regarder

le même ciel toujours le même qui change d’aspect

à tout instant avec le soleil et la lune

sur les mêmes fausses promesses,

les mêmes mensonges

les mêmes ruses de renard.

 

   Inesa aime bien cette parole du poète qui dit en mots simples ce qu’elle pense en son for intérieur. Les « sables anciens », la mer mouvementée, le ciel au plus haut, tout ceci est fixé dans l’immémoriale mémoire des hommes, tout ceci possède une inestimable valeur, tout au moins Inesa en fait-elle l’hypothèse. Comme une tradition de la pensée juste qui perdurerait à même son être pour l’infini du temps. Mais Inesa, dans la certitude de son jeune âge, sait que les choses ne sont pas si simples, que les paroles, fussent-elles de l’origine, ne sont nullement fixées à jamais. Tout est toujours en constante évolution, en permanent réaménagement. « Ce n’est plus du sable », « ce n’est plus la même passée », ce n’est plus « le même ciel », la très jeune fille sait ce que veut dire le poète : l’impermanence des choses et des êtres, la métamorphose de la vérité en son contraire, le fleurissement constant des « mêmes mensonges », le déploiement des « mêmes ruses de renard ». Tout ceci, bien avant même la lecture du poème, Inesa en éprouvait la douloureuse réalité dans son corps, en ressentait l’effectivité dans l’effervescence de son esprit. Oui, elle écrira, plus tard, Oui, elle dira la vérité au plus près. Oui, elle traduira les textes dans l’authenticité. Oui, elle sera fidèle à elle-même, à l’essence de la langue, à tout ce qu’elle contient de profondeur, d’incontournable et admirable sens.

    Ainsi passe le cycle régulier des jours. Ainsi se déroulent les destins particuliers dans la reproduction à l’identique de gestes inscrits dans l’histoire des peuples. Transhumance des bêtes et des hommes, actualisation de leur existence dans des tâches qui font partie d’eux, orientent leur vie. Nul ne s’en plaint, au même motif que la plante ne saurait reprocher au sol qui l’accueille, le processus de croissance dont il est le moteur. Alors, parmi toutes ces postures et conduites qui semblent suivre la pente d’une prédétermination, qu’en est-il du phénomène de la liberté ? La liberté est-elle un absolu ? Ou bien un relatif dont tout un chacun s’accommode faute de mieux ? Sans doute la vérité, comme bien souvent, est à mi-chemin. Bien évidemment, contrainte indépassable que celle d’être né en ce lieu, en ce temps, dans cette famille versée dans la pratique de telle tradition ou plutôt orientée vers le miroir éblouissant de la modernité. Grande sagesse du couple Garen-Nazar dans l’acceptation naturelle de la vie qui semble leur avoir été octroyée depuis un temps invisible. Sont-ils libres ? Oui, dans l’exacte mesure où l’horizon de leur existence est tissé d’un bonheur suffisant, estimé à sa juste valeur. Qu’en est-il du couple Endza-Inésa ? Endza paraît si parfaitement accordée à sa mission de mère et d’épouse qu’on peut la considérer suffisamment gratifiée et apaisée.

   Inesa, elle, est celle qui pose le problème du destin et de la liberté au plus haut de son questionnement. Destin, certes, qu’elle ira puiser aux sources vives de la langue, suivant en ceci les chemins habituels de la tradition. Liberté aussi grâce à sa future réorientation vers un métier intellectuel certes éloigné des préoccupations de son milieu. Liberté encore de n’adhérer nullement aux modes du siècle. Liberté toujours de traduire la langue qui l’a façonnée au plus près de sa vérité car il ne saurait y avoir de liberté qui puisse s’exonérer d’une vérité. Une liberté-vérité se donnant à comprendre comme un monde médian s’établissant entre les obligations des us et coutumes et la possibilité ouverte de conduire son avenir tel que souhaité en son intime. Ici se laisse bien voir qu’il ne peut exister nulle hiérarchie de la liberté. Par définition une liberté en vaut une autre. C’est bien la libre intention, le ressenti profond de sa propre expérience de vie qui déterminent en quelle manière est assumé son propre destin. C’est le sentiment intérieur, incommunicable, d’une source qui coule au sein de soi et ne trouve le lieu de sa résurgence qu’à l’aune d’une subjectivité puisque, aussi bien, au moins eu égard aux thèses de la modernité, nous sommes bien des sujets placés devant le monde, y faisant sens en nous y déployant chacun à notre manière, qui ne peut être que singulière.

    Six moins se sont écoulés. Plus ou moins longs, selon le ressenti de chacun. De retour vers le village de la vallée, comment chacun s’éprouve-t-il en soi ? Y a-t-il eu progrès en quoi que ce soit ? Ou bien régression ? Prise de conscience ou équanimité d’une âme ne songeant nullement à se remettre en question ? Comme toujours, le troupeau est joyeux de quitter l’estive, d’emprunter le chemin de retour qui le conduira vers l’étable familière, l’écurie rassurante, la bergerie ouverte au rythme de laine des bêtes, à leurs séculiers mouvements, à leurs traces ici et là inscrites comme le texte de leur séjour sur terre. Les hommes sont devant, marchant d’un bon pas, imprimant la cadence, chantant parfois, ancestrales figures fières d’être à la proue de l’écumante épopée, vivant tout ceci au centre même de leur conscience dont le corps heureux est l’animé prolongement. Les femmes sont derrière, elles sont, en quelque sorte, les mères attentives, les protectrices du troupeau et des hommes, les invisibles présences qui, retirées en leur être, n’en sont pas moins le cœur vivant, aimant de tout ce qui a lieu ici, sur le versant de la montagne semée d’herbes folles.

   Zeki, le chien, gambade tout le long de la caravane, poussant ici un mouton, faisant entrer une chèvre dans le rang. Est-il libre de ceci, Zeki, ou bien sa nature canine l’incline-t-elle à n’être que le jouet de son propre destin ? Il faut bien reconnaître, en lui comme en tout animal, la présence massive, instinctuelle, d’une meute sourde qui le conduit là où il doit aller. Il n’a qu’une conscience si peu affirmée de lui, il est dépourvu de langage, aucune pensée ne vient effleurer le domaine hirsute de sa tête. Ses perceptions sont bâties sur le mode primitif du schéma stimulus/réponse : une clochette s’agite et la salivation répond à la stimulation sonore. Or, aucun comportement de type pavlovien n’est libre, car il est privé de la nécessaire autonomie qu’implique la notion de liberté. L’animal est un genre de satellite qui tourne autour de la planète humaine sans, pour autant, en posséder le caractère volontaire, la dimension décisionnelle. Il n’est vivant qu’à être ‘voulu’, guidé par le maître, lequel a tout pouvoir, y compris de décider de le nourrir ou non. Etrange destinée de l’animal domestique qui, en quelque manière, se trouve en situation de constante aliénation, les humains dont il dépend fussent-ils affectueux et attentifs à son égard. En est-il affecté pour autant ? Certes non puisqu’il ne peut élaborer un raisonnement au terme duquel, soulevant les arguments en faveur ou en défaveur de cette situation, il pourrait, en toute connaissance de cause, porter un jugement qui lui paraîtrait être en vérité.

    Combien, dans l’optique d’un tel contraste, l’homme est libre de conduire sa barque là où il le souhaite. Le triptyque conscience/raison/jugement l’assure, en son essence pleinement humaine, de qui il est en son fond, à savoir un être libre engagé sur la voie qu’il a déterminée lui-même en son ‘âme et conscience’. Tous, ici, Garen en sa posture de guide du troupeau et de la famille, Nazar en sa volonté de devenir berger, Endza en sa posture hestiologique de ‘déesse du foyer’, Inesa sur la lancée qui la portera au sein même de sa culture, de sa langue maternelle, tous donc s’assument selon le chemin qui leur est propre et les confie à la singularité de leur essence.

    Maintenant, depuis un coude du chemin, le village est en vue. Une légère écharpe de brume voile les yeux. Dans les trouées de l’air on aperçoit les premières maisons, on devine le trajet hésitant des habitants, on reconnaît sans reconnaître vraiment. On est encore dans la marge d’indécision qui talque l’âme d’une douce mélancolie. On est encore du pays d’amont alors que le pays d’aval appelle et demande à être rejoint. Six mois d’absence. Comme un séjour à l’étranger, loin là-bas à l’horizon indistinct du monde. Puis la joie du retour vers le sol natal, le seul qui vaille, le seul qui ait tracé, dans le labyrinthe complexe des sentiments, son sillon de pure et immédiate beauté. Des images venues de la mémoire surgissent, des souvenirs s’illuminent, des situations passées s’éclairent. Les premières rues du village ont été atteintes. Les premiers visages connus. Des sourires. Des saluts de la main. Des voix chaudes, enjouées, dispensatrice d’hospitalité. On s’était quelque peu éloigné de soi et voici qu’on réintègre le site de sa propre forme, qu’on précise ses contours, rejoint le territoire de sa climatique intime. Cela fait de grands bonds de félicité sous les cascades de toison animale, en arrière des fronts sur lesquels passe une onde bienfaisante, où glisse une lumière de pure présence. La lourde clé de métal a retrouvé le lieu de sa mesure. Chacun a rejoint le lieu unique où être jusqu’au bout de soi. Il y aura encore plein de jours enchantés !

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21 mai 2021 5 21 /05 /mai /2021 16:12
À l'extrême limite de l'image.

Photographie : JPV

***

   Cette image à peine aperçue et, déjà, nous nous interrogeons. Nous ne coïncidons pas avec elle, nous sommes comme déportés et, depuis le lieu de notre propre réalité, nous nous apprêtons à saisir quelque chose de l'ordre de l'étrangeté. Il y a une vibration, un bourdonnement, une floculation qui s'interpose et notre œil commence à s'exiler, notre esprit à s'absenter , notre âme à douter de la qualité de nos perceptions. C'est ainsi, toute proposition iconique qui ne correspond pas à notre habitude de voir, nous incline à une manière d'effroi et nous n'avons de cesse de fuir ce qui ressemble à la proposition d'un dérèglement de l'intellect. Nous sommes atteints de paralexie et ne savons plus déchiffrer les signes qui s'informent dans un genre d'ubiquité.

   Nous cherchons à accommoder, à aiguiser notre pupille, à écarquiller nos yeux, mais rien n'y fait, l'image est irrémédiablement entachée d'un frisson qui nous met hors de notre propre demeure. Ne parvenant jamais à nous situer sur le plan focal de l'image, nous sommes constamment reportés, soit en-deçà, soit au-delà. Aurions-nous quitté le sol rassurant de notre aire hestiologique - ce foyer qui nous installe dans le monde - pour nous retrouver en terre d'utopie, ce non-lieu qui ne ferait que nous parler une langue inouïe ? Serions-nous ce Regardant soudain privé de sa liberté d'interpréter les choses à sa guise, seulement confié à une visée purement conventionnelle de ce qui se présente à la conscience ? Notre égarement est à la mesure de cette granulation de l'image , de son tremblement, de son coefficient d'irréalité. Nous sommes conviés à nous étonner et demeurons sur le seuil de ce clair-obscur comme si, en filigrane, s'y imprimait une sorte de questionnement métaphysique.

   Voilà pour les premiers réquisits auxquels nous sommes confrontés dès que notre regard a touché sa cible. Mais il ne s'agit pas d'y demeurer fixés, comme pris dans un bloc de résine. Il s'agit de "sortir" de l'image, au sens de s'extraire d'elle afin que, la dominant, nous puissions en tirer quelque enseignement. Car, si cette photographie est de facture brute et primitive, elle ne l'est qu'à l'aune d'une intention précise de son auteur et ne résulte nullement d'une pure contingence ou d'une simple fantaisie. C'est donc à partir d'une thèse sur l'image qu'il faut considérer cette dernière, l'image, et l'empreinte qu'elle dépose en nous. Donc un postulat qui pourrait s'énoncer ainsi :

   "Le style de l'image, lorsqu'il est poussé dans une manière de radicalité, ne joue pas seulement sur le registre de la forme, mais essentiellement sur celui du fond".

   Ce qui, évoqué de façon plus précise, pourrait se formuler ainsi :

   "Toute proposition formelle amenée à la limite entraîne avec elle sa propre charge sémantique. Dès lors il s'agira d'une singularité faisant émerger l'image dans une réalité neuve qui se distanciera d'une vision "habituelle", normative. Comme si, pliée à un nouvel ordre de la représentation, cette vision de l'objet s'extrayait d'un paradigme unique et universel de la connaissance pour emprunter de nouvelles voies."

   C'est donc bien l'esquisse d'une singularité qui s'y dessine, bien plutôt qu'une logique formelle à partir de laquelle se saisir d'un contenu perceptif. Ici, nous sortons d'une "logique du sens" pour pénétrer dans une "intuition des sens", à savoir dans leur liberté de ressentir les choses de telle ou telle manière. Au "principe de raison", nous préfèrerons un "sensualisme libre", et ceci de toute contrainte, afin que, s'affranchissant des rets de la méthode - ce "chemin à suivre" -, le déploiement ait lieu nous ouvrant les portes d'une illimitée polyphonie. C'est bien à une expérience insolite du surgissement du monde auquel il faut nous disposer, abandonnant l'idée qu'existent des "règles" perceptives dont nos yeux seraient les dépositaires, à l'unisson de tous les autres Existants.

   Mais, maintenant, il nous faut nous livrer à une lecture d'image plus précise et chercher ce qui s'y trouve, d'un point de vue bien évidemment subjectif. En toile de fond, on aura toujours présent à l'esprit ce qu'aurait été une image homologue, mais réalisée dans une approche plus "réaliste", éliminant le caractère flou et le traitement brut auquel la prise de vue a été soumise. Et, d'emblée, nous proposons une autre image empruntant la même voie figurative :

À l'extrême limite de l'image.

Photographie : JPV

***

   Dans l'une comme dans l'autre image, la rhétorique est la même qui noie tout dans une unique indistinction. Que le Sujet de la photographie s'inscrive dans l'orbe d'un clair-obscur ou qu'il paraisse sur fond de tache de lumière, le propos cerne les choses comme le nuage le ferait d'une colline incertaine ou bien d'un marais sur lequel flotterait le brouillard. Ambiance que l'on pourrait rapprocher d'une mythologie celtique empreinte d'une vibrante nostalgie. Voyez l'Irlande, ses étendues de sphaignes sauvages, ses moutonnements granitiques, ses murets de pierre disparaissant dans la touffeur d'une brume blanche. Le natif de ces sols d'Eire ne se distingue guère de ses racines, qu'il s'agisse de son habitat, de ses troupeaux de moutons, de ses chevaux équarris à l'aune de la pierre, de ses pubs où s'annonce une lumière rare luisant faiblement dans l'incertitude du jour. C'est à cette même fin que s'emploient les deux photographies qui exploitent les ressources de l'image jusqu'en leurs limites extrêmes. Il en va même de leur capacité à demeurer lisibles, à proposer plus qu'une simple évanescence du monde.

   La densité poudreuse de la lumière, les contreforts d'ombre faisant cadre, l'indistinction d'une végétation ne jouant qu'à titre de décor provisoire et volontiers interchangeable, le Sujet à la limite de l'interprétable, tout ceci dresse les conditions d'une étroite dramaturgie, comme si la silhouette féminine qui s'y inscrit était, non seulement placée sous les fourches caudines d'un étrange destin, mais à la recherche de la dissolution de sa propre figure. Bien moins que d'une osmose avec l'environnement, d'une fusion harmonieuse dans le paysage, ce qui nous est proposé comme vision c'est le thème de la disparition, de la finitude. Le Sujet n'échappera pas à ceci qui est son essence et le conduit, inévitablement, irrémédiablement, à sa chute. Et si cette perspective devient visible comme la certitude la plus plausible de l'image, c'est très certainement dû à cette sensation de claustration que nous procure le trouble visuel dont la conséquence est de nous délivrer une atmosphère dense comme les fibres d'une étoupe. Une qualité oppressive de l'air, une densité des grains de la lumière telle qu'en résulte un sentiment d'incontournable condition existentielle. Et encore subsistent quelques couleurs étouffées qu'un traitement en noir et blanc aurait conduites à une radicalité plus perceptible.

   Ce que l'image, toute image, nous délivre dès que nous portons le regard sur elle, c'est le sens dont elle est investie, soit en filigrane, soit dans la forme la plus évidente qui soit. Ce sens ne s'inaugure pas de lui-même dans une manière d'autonomie qui en serait fondatrice. D'abord c'est le créateur, le photographe en l'occurrence, qui lui fait droit à partir de ses propres préoccupations, de sa vision personnelle du monde. Le choix d'un sujet, d'un cadre, d'un moyen de le révéler à autrui participe toujours d'une posture singulière. La prise de vue en est le premier acte, le traitement de l'image le second que le Regardant vient conclure par sa saisie conceptuelle et affective de l'événement. Ce n'est que lorsque cette triade a réalisé la mise en scène totale que se dévoile la dramaturgie et que s'informent les contenus latents de la création. Cependant nul n'en a la clé, ni celui qui a porté l'œuvre sur les fonts baptismaux, ni celui qui, en dernier ressort, s'en saisit. Le sens excède toujours les propositions picturales ou plastiques des Co-Regardants, ne serait-ce qu'en raison de la totalité des significations en réserve dans le dire des images, lequel dire transcende les catégories selon lesquelles il s'annonce. Tout comme le langage humain qui énonce par la bouche des Parlants les fables de l'exister alors que les sources en sont inépuisables, toujours renouvelées. C'est de ceci dont nous devons être pénétrés, de l'importance et de la multiplicité infinie des sèmes qui parcourent la terre en tous sens. Nous n'en sommes qu'une des actualisations possibles, mais sans doute nécessaire, car tout regard porte en soi une pluralité de récits qui ne demandent qu'à s'extraire du silence. Ces photographies sont des particules élémentaires auxquelles s'agrègeront quantité de minuscules cosmos disant l'ordre des choses. Il nous faut regarder et demeurer !

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19 mai 2021 3 19 /05 /mai /2021 16:42
Au ciel l’étoile de tes yeux

 

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

 

Sais-tu combien les rêves, parfois,

sont de sombres réduits

où la conscience vacille ?

As-tu déjà éprouvé ceci,

une pluie battante

à l’horizon de l’être

et nulle âme

qui fasse sa lumière,

nul esprit dont la braise

aurait levé, en Toi,

quelque mince espoir.

Partout un noir de bitume

et les étoiles éteintes

par milliers sur la tenture du ciel.

Que faire alors de son corps ?

Un flottant drapeau de prière

luttant contre le vent ?

Une outre vide où ne recevoir

que silence ?

Une pente déclive offerte

 aux soucis du monde ?

 Il est bien malaisé

 de vivre en ce cas

et les mots se dissolvent

qui ne disent plus rien.

On est pareil à ces cerfs-volants

qui, dans la nuit,

cingleraient vers l’inconnu,

leur longue queue,

simple gouvernail fou.

 

As-tu déjà éprouvé ceci,

 la perte de Toi

en un aven sans fond

dont il est impossible

de remonter,

et, tout en bas,

le cratère des eaux glaciales

qui exhalent leur souffle

de cristal ?

 

Mais que je te dise

mon dernier rêve.

J’étais assis derrière

une table de nuages,

des courbes de vent glissaient

 le long de mes pieds nus.

Tantôt je me sustentais

d’une blanche écume,

tantôt d’une aile

qu’un ange négligeant

avait abandonnée

au souffle du Noroît.

C’était, je te l’accorde,

 une bien modeste Cène

et nul Apôtre pour lever le verre

en signe de joie ou de piété.

Quant à Dieu, nulle trace ailleurs

que dans les enluminures

d’une songeuse Bible

dont je feuilletais les pages,

vides et blanches,

chute de grésil

dans l’écho infini

du vide.

 

 Ecoute bien ceci :

je m’étais saisi

d’un calice d’argent

dans lequel j’avais versé

une magique ambroisie.

Un mélange de félicité,

 une touche d’espoir,

 un zeste de mélancolie.

À l’instant même

où j’allais offrir cette libation

à mes lèvres blessées,

voici que paraissent

MILLE PRÉSENCES

qui ne disaient leur nom

mais effleuraient

la soie de ma peau

d’une douceur de rose.

Ma vision n’était nullement emplie

de ce mystère et c’était simplement

un ballet de formes diaphanes

qui allaient et venaient

dans de souples fragrances

de miel et d’ambre,

un carrousel continu de frôlements,

une ronde virginale et primesautière.

Était-ce mon esprit halluciné

qui voyait en ces INVISIBLES PRÉSENCES,

ces Belles dont j’avais toujours rêvé,

que les magazines m’offraient

dans leurs pages aussi glacées

qu’insaisissables ?

 

Sais-tu, je crois bien que

si ces Formes avaient été tangibles,

de chair et de sang,

j’aurais vendu mon âme au Diable,

à Méphistophélès en personne

afin qu’une fois, au moins,

le goût du Paradis inondât ma gorge,

saisi des mille délices

qui hantent mes nuits sans somme.

N’étais-je qu’un grand enfant

au seuil de quelque Caverne d’Ali Baba ?

N'étais-je le jouet

de ces vapeurs orientales

qui longent les coursives

des « Mille et Une Nuits »

et, toujours, nous laissent

dans le désarroi d’en jamais connaître

la souple et merveilleuse texture,

d’en éprouver le baume,

d’en goûter l’ivresse.

Ce qui était advenu, je crois,

en ces allées imaginaires

parmi les grappes des désirs

et les ramures

des plaisirs inassouvis :

une perte de Soi à Soi,

que parfois l’on nomme « délire »,

ou bien  « égarement »,

si ce n’est « Folie ».

Mais non celle d’Erasme

qui agite ses grelots

et se vêt de couleurs multicolores,

 mais la Folie du manque,

laquelle est nue,

pareille à ces hauteurs

du Mont Chauve

où soufflent les vents mauvais

comme ceux que chante Verlaine

dans sa complainte d’Automne,

simple feuille morte

parmi le peuple

des bourrasques.

 

Sais-tu combien il est affligeant

d’aller naviguer au loin,

de risquer les hauts fonds,

les colères océaniques

alors que tout près de Soi

veille une douce flamme,

crépite une étincelle

qui est le véritable orient

de notre âme ?

 Maintenant,

ailleurs que dans mon songe,

plutôt dans un rêve éveillé

 inondé de conscience,

levant mon regard au-dessus

de l’inquiétude des hommes,

j’aperçois, tout en haut du ciel

 l’étoile de tes yeux.

On dirait, dans la nuit profonde,

de minuscules pétales,

peut-être de myosotis,

de véroniques

ou de gentianes,

venus du plus loin du temps,

du plus loin de l’espace,

manière d’inépuisable poésie,

de comptine pour enfants,

de fugue à la lisière des choses.

Alors comment dire le bonheur

lorsqu’il devient une telle évidence,

tels le rocher sur le rivage,

l’arbre dans la forêt,

l’oasis dans le désert,

comment dire ce qui, toujours,

 bourdonne

autour de Soi,

au-dedans de Soi,

tisse sa résille

de fils de la Vierge

dans l’aube qui point ?

 Le regard en est

comme embrasé,

va au loin,

fait ses meutes de ricochets,

revient là où, toujours,

 doit se loger sa pointe,

dans le pli immémorial

de la conscience.

Oui, c’est là que tu es,

parmi la jungle

de mes soudains emportements,

au crible intime de mes soucis,

 dans l’arabesque de mes voluptés,

au foyer de ma pensée.

 

Au ciel l’étoile de tes yeux,

j’en suis la douce irisation

au matin levant,

j’en estime le luxe

au zénith,

 j’en redoute la perte

au nadir.

Au ciel, l’étoile de tes yeux.

Jamais ne verrai plus loin

qu’EUX.

 

 

 

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18 mai 2021 2 18 /05 /mai /2021 16:25
Du-dedans de la ligne.

« Tu dors ? »

Œuvre de Laure Carré

***

   Au début, il n’y a rien, sauf le vide, le silence et le recueillement avant que l’œuvre ne fasse son apparition. L’atelier est ce lieu où quelque chose va commencer à la manière d’un rituel, d’une cérémonie. C’est pour cela qu’il faut le désert et l’attitude quasi-monastique de celui, celle qui ont besoin d’un sanctuaire afin que, de la solitude, puissent s’élever une voix, un poème, un chant. « Tu dors ? » : titre prémonitoire de ce qui est à l’œuvre et n’attend que d’être révélé. Oui, tout est dans le sommeil ou bien dans une étrange rêverie, ou bien encore dans une manière de stupeur pré-apparitionnelle. Cela, cette angoisse du commencement, il faut l’éprouver du-dedans de soi et la porter à l’incandescence. L’être-de-l’œuvre est convoqué en même temps que l’être-de-l’artiste. Deux mondes qui se cherchent, parfois s’affrontent, se livrent à une polémique avant que n’intervienne la délivrance. Oui, la « délivrance ». L’œuvre avant que d’être portée sur ses fonts baptismaux est longue parturition, demeure dans l’obscur, puis soudaine émergence dans ce qui est et attend la révélation. Oui, « révélation » puisque le dessin, l’estampe, la peinture étaient en attente dans quelque corridor de la pensée. Pensée de l’artiste, pensée des voyeurs qui l’attendaient comme possible miroir où projeter leur propre image.

« Projection », voilà le mot lâché qui dresse son architecture à la façon d’une thèse incontournable. Dessin projeté sur l’aire neutre du papier comme stigmate disant la réalité de l’artiste, mais aussi celle de ceux qui en assureront la réception dans le site fermé de leur conscience. Les salles paisibles des musées, les espaces sophistiqués des galeries sont le lieu de cette dramaturgie-là : la rencontre, sinon le choc de deux consciences, celle du créateur, celle du créé par l’œuvre, à savoir celui qui en devient le voyeur en même temps que le gardien. Ceci qui se produit est si rare, si précieux qu’il est nécessaire de mettre l’œuvre en sécurité et l’abriter de ce qui pourrait l’hypostasier et la ramener au rang d’une chose contingente.

   Toute confluence, si elle est authentique, met en présence deux vérités dont l’œuvre est le lieu de rassemblement. Vérité de l’artiste et de son double, à savoir celui qui regarde et renvoie en écho cette supplique silencieuse au cours de laquelle l’œuvre trouve son plein accomplissement. Si l’une des vérités s’absente, alors l’œuvre titube, défaille et chute du socle où elle avait été portée à la force d’une énergie créatrice. Mais qu’en est-il de cette vérité si difficile à saisir y compris à l’aune d’une exigeante intellection ? Jamais nous ne comprendrons mieux les nuances dont elle est la pointe avancée qu’à ramener son problème à celui de la ligne.

   Mais pour cela, il faut revenir avant même la création de l’œuvre, dans la marge d’incertitude qui la précède, dans la perspective matinale de la lumière de l’atelier. Rien ne surgit encore qu’un mince projet, un désir d’actualiser des formes plastiques en suspens depuis l’éternité, attendant le fameux « kairos » des anciens Grecs, à savoir 'le moment favorable' à leur entrée sur la scène mondaine. La main de l’artiste est comme suspendue dans le mystère de la proche parution. Puis, soudain, les premiers traits apparaissent, les premières lignes s’ébauchent. Se donne la silhouette simple d’un visage, la courbure du dos, l’éminence des fesses, le clavier des doigts, la chute de la poitrine, l’amorce d’une jambe.

   C’est l’image d’un nu qui nous fait face dans une manière d’évidence originelle. Voilà que ce qui était retenu dans les limbes nous adresse son lexique minimal et nous sommes pris dans les mailles du dessin comme nous le sommes d’un destin qui nous surplombait depuis sa zone de silence et qui commence à parler. Mais il faut maintenant hausser le débat dans une manière d’exigence quant à la compréhension de l’œuvre et de ce qui y apparaît en filigrane et ne se révèle jamais qu’à marquer une pause, à demeurer dans une connaissance intime des enjeux de l’acte créatif. « L’art est la mise en oeuvre de la vérité », nous dit le philosophe Heidegger.

   On remarquera, au passage, l’utilisation subtile du mot « œuvre », dans son double sens de cela qui est réalisé, à savoir le dessin, la peinture, la sculpture, en même temps que de la puissance qui est engagée - la poïesis des Grecs -, donc l’acte par lequel l’art s’instaure et se manifeste. Mais de quelle vérité s’agit-il là, tant ce concept est général et abstrait ?

   Ce qui est à prendre en vue, c’est la vérité dans une triple acception : celle de l’artiste, celle du voyeur, celle de l’œuvre enfin. D’abord l’artiste. Nous parlions de « projection » il y a peu. Alors imaginons le dessin comme projection de l’artiste. De ses affinités, de ses penchants existentiels, de ses façons de voir le beau, en un mot, de son âme. Artiste entièrement contenue dans la trame qu’elle vient de créer, entièrement circonscrite dans le cadre de ses limites. Lorsque le trait s’affirme, qu’émerge le dessin, il se produit un étrange phénomène : le temps, l’espace, ces sublimes catégories par lesquelles l’existence vient à nous, ces points de repère donc s’évanouissent pour laisser place à cela qui se manifeste et veut surgir en plein jour. L’atelier lui-même ne compte plus, le monde ne compte plus. Sauf le monde que le dessin a instauré.

   Fusion, osmose, indistinction du signifiant et du signifié. Artiste disparaissant à même la forme qu’elle vient de faire naître, qui la submerge, la maintient entre les rives tracées par la pointe de graphite. Vérité de l’artiste proférée du-dedans de la ligne puisque le dehors a été évincé, est devenu mutique, s’est évanoui hors du champ de vision. Afin qu’il y ait art, une condition est indispensable, celle de la coïncidence du sujet de la création et de l’objet créé, soit une vérité en acte. Faute de cela la tentative échoue à signifier et tombe aussitôt dans l’aporie du non-paraître. Elle n’est qu’une manière de pantomime qui n’ose dire son nom.

   Ensuite, les voyeurs ou gardiens des œuvres. Eux aussi sont en quête d’une vérité. Mais cette dernière est de nature radicalement différente. Pour la simple raison qu’elle naît d’un regard sur l’œuvre, non d’un geste qui lui a donné vie. On saisira ici, combien ce terme de vérité dont souvent la philosophie parle comme d’un absolu, se relativise soudain. Tout simplement parce que la vérité de l’artiste ne saurait se superposer à la façon d’un calque sur celle des gardiens de son œuvre. Afin de mieux pénétrer la nature du problème, il convient de percevoir combien l’espace-temps qui se présente aux yeux des amateurs d’art est différent de celui du démiurge dans l’acte même qui le porte au-devant de sa création. Le musée aussi bien que la galerie ne se livrent pas aux mêmes enjeux que ceux qui s’illustrent dans le calme et la sérénité de l’atelier. (On se souviendra que Soulages plaçait un galet devant la porte de son atelier afin de ne pas être dérangé dans sa méditation picturale : le temps vulgaire, l’espace vulgaire n’ont pas leur place dans le secret de la création.)

   Au musée, le voyeur est rarement seul, l’espace qu’il parcourt est par essence un espace commun, le temps qu’il vit n’est pas totalement abstrait des réalités et, parfois, faut-il accepter de visiter dans un rythme que l’on aurait souhaité plus lent, d’autres visiteurs se pressent dans les salles. Tout ceci nous amène à créer, pour les voyeurs, une vérité se situant hors-la-ligne, c’est-à-dire à l’extérieur du dessin qui ne leur est destiné qu’à des fins d’observation. On n’est pas saisi des mêmes vertiges selon qu’on modèle et cuit une céramique ou bien que l’on se contente d’en prendre acte et d’en décrire la glaçure fût-ce sous toutes ses coutures. Tout ceci revient-il à dire que le visiteur de la galerie ne se dispose qu’à recevoir des vérités fragmentaires (qu’il partage avec la communauté des autres visiteurs) alors que l’artiste saisirait, d’un seul empan de son geste, l’essence de sa création ? C’est bien possible qu’il en soit ainsi puisque la vue des gardiens est multiple alors que celle de l’artiste est singulière, embrassant la totalité de ce qu’il a amené au paraître.

Enfin, l’œuvre. Qu’en est-il de sa propre vérité ? Serait-elle à mi-distance de celle de ses habituels protagonistes ? Naîtrait-elle, pour finir, de la rencontre des voyeurs, laquelle féconderait et accomplirait en totalité ce que l’artiste avait commencé dans le lieu mystérieux de son atelier ? Il en est sans doute ainsi pour la simple raison que l’œuvre ne saurait avoir de réelle autarcie. Fût-elle un chef-d’œuvre, elle ne s’alimente pas à sa propre source. Elle est une résultante, une forme de passage entre le geste qui lui a donné lieu et le geste du regard des voyeurs qui en assure la réception et la plénitude. L’essence de la chose crée est à ce prix de ressources dialogiques incessantes entre la voix qui lui a procuré le souffle et la voix qui la reconnaît et la porte à sa propre singularité.

   Le sens, tout sens est toujours ce balancement, ce murmure en écho que les choses se renvoient comme la meilleure façon de reconnaître leur être. Le sens ne se clôture pas sur le dernier trait de la mine de plomb, sur l’effleurement de craie grasse qui souligne une ombre, sur le papier collé qui se présente comme la signature d’une conscience portant témoignage du monde. L’œuvre tient donc sa propre vérité de-la-ligne-même qui n’est jamais que la rencontre du-dedans de la ligne de l’artiste et du hors-la-ligne du voyeur. C’est la métaphore de la ligne qui nous tient en éveil pour nous amener à cerner une réalité qui nous dépasse, celle de l’art, magnifique « ligne flexueuse » à la Léonard de Vinci, ligne qui fonde tout parcours signifiant dans le monde.

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17 mai 2021 1 17 /05 /mai /2021 16:39
En voyage vers soi

    Œuvre : André Maynet

 

***

 

   Toujours en fugue, en exil de soi, ceci Utgående (traduisez « en partance »), le savait au creux le plus intime de son être. De cette déchirante réalité du « passage » elle était traversée depuis sa plus tendre enfance. Il y a bien longtemps, alors que sa mère Gunhild l’appelait par son diminutif « Utgå », déjà elle savait que toute existence est coupure à vif dans la chair, que la peau n’était qu’une outre emplie d’un vent qui, un jour, s’en échappera. Cependant, sur quelque latitude que ce soit, jamais l’enfant n’est triste, seulement occupé de questions qui outrepassent son entendement. Certes, en son univers intérieur, il ressent parfois la montée de sourdes vagues et il n’est pas rare que des chapelets de larmes ne se hissent jusque dans les globes des yeux, larmes qu’il retient parce que la pudeur lui dicte qu’il ne faut porter à l’extérieur les motifs de son propre désarroi. Ce qui dessine le profil de l’enfance se reproduit à l’identique lors des convulsions adolescentes qui ne sont jamais que les résurgences de la période de latence au cours de laquelle tout devait être tu dans les mailles d’un corps asexué. Seulement voilà, plus on dissimule le sexe, plus il demande à se manifester. Soit dans la mesure outrancière de l’indécence, soit dans la forme du retrait qui, le plus souvent, n’est que l’image d’une malice ayant retourné sa peau.

   Chez Gående (son sobriquet d’adolescente), rien de ceci ne s’informait qui eût fait signe en direction de quelque vice dissimulé. Non, Gående était droite, authentique à souhait, ce dont sa belle physionomie témoignait avec une belle constance. Son profond regard bleu-acier était sincère, sans nuages qui vinssent en ternir le brillant. L’ovale parfait de son visage - il faisait penser à une manière d’œuf originel -, était, en quelque sorte, le signe même de la perfection. La lanière de ses cheveux roux se partageait en deux lames dont celle de droite était plus ample que celle de gauche ce qui, étonnamment, n’entraînait nulle dissymétrie. C’est le privilège des âmes  loyales que de métamorphoser tout chaos en cosmos. Son cou, pareil à une fragile porcelaine, donnait accès à la plaine neigeuse du buste qu’éclairaient les deux billes rouge pâle des timides aréoles. De ce beau paysage se dégageait une impression de sérénité qui confinait à l’idée que l’on peut se faire de l’éternité si seulement cette abstraction parvient à se rendre symbolisable.

   Mais il faut d’abord dire la blancheur. Utgående (« en partance » donc, ne partait d’elle que pour y mieux retourner), habitait ce pays de légende du Grand Nord, aux abords de la ville de Skulsfjord, dans un de ces superbes petits chalets peints en rouge, tout au bout d’un chenal aux eaux limpides où se reflétaient des collines d’herbe, la courbe lumineuse du ciel et, au fond, des montagnes qui se perdaient dans les mouchetures du silence. Ce qu’elle aimait par-dessus tout dans ce pays du froid, c’étaient les longues et claires journées d’hiver où tout se noyait dans une indistincte nappe blanche. Les bras d’eau gelaient, les collines semblaient de gros éléphants de mer échoués sur le rivage ; quant aux montagnes, leurs crêtes scintillaient au soleil telles les facettes d’un diamant. Des journées durant, sur des raquettes en peau, elle parcourait ce vaste domaine où rien ne vivait qu’un dais immense de solitude. D’Utgående à la nature il n’y avait nulle distance. Une blancheur sur une autre dont nul n’eût pu percevoir où commençait l’une, où finissait l’autre.

   Plus qu’un faible, elle avait une véritable adoration des oiseaux, ces faucilles qui surgissaient du ciel tels des éclairs et s’y fondaient l’instant d’après comme s’ils n’avaient été que de rapides visions dont nul n’aurait pu dire la provenance, pas plus que la mystérieuse destination. Des heures durant, accroupie sur le moignon d’une souche qu’elle recouvrait d’un tapis de mousse, elle observait le blanc trajet des mouettes, admirait leur belle chorégraphie lorsque du bout du bec, dans un jaillissement de gouttes, elles prélevaient un peu d’eau pour étancher leur soif. Elle suivait du regard le ballet des sternes, leurs rémiges qu’allumait la lumière. Elle se réjouissait de voir les boules de plumes des bruants des neiges, l’œil de jais du lagopède, leurs pattes chaussées de fourreaux, leur bec telle une épine foncée.

   Tous ces oiseaux blancs n’étaient que des déclinaisons de la neige et de la glace, des variations de congères et des reflets de névés. Sans doute s’’identifiait-elle, en son for intérieur, à ces icônes de talc qui portaient en elles l’idée même de la pureté, de la virginité. Cependant, que l’on n’aille en déduire un juste apaisement résultant de ces rassurantes observations. Car si Utgående paraissait aussi innocente que le jeune bourgeon, elle n’en possédait pas moins une vive lucidité dont, sans doute, son regard bleu de glacier témoignait avec une belle acuité. Ce qu’elle savait, à la façon d’une claire certitude, c’est que ces habitants des contrées célestes n’étaient que des formes de passage, autrement dit du temps qui fondait comme les flocons au printemps, du temps qui s’envolait comme la feuille d’automne chassée par les vifs courants du blizzard. Oui, tout ceci fuyait, toutes ces secondes s’écroulaient à la manière de châteaux de cartes. Ce n’était pas triste. C’était un genre de surnaturel, de brume sans origine, sans explication. Cela poissait les yeux, cela engourdissait les mains, cela alourdissait la marche et les raquettes crissaient dans la neige comme si elles étaient les harmoniques de la marche de l’étrange condition humaine.

   Utgående, « en partance », était cette médiatrice du moment qui portait en sa doublure le moment suivant, mais aussi la mémoire du temps antécédent. Utgående était un être du flux et peut-être sa situation, tout en haut du globe, au-dessus du Cercle Polaire, tout près du ciel où fulguraient les eaux vertes et souples des aurores boréales, peut-être sa position donc était-elle augmentée de cette proximité avec quelque chose d’essentiel. Ici, sous la rudesse du climat, sous la mesure étroite du jour, l’on ne pouvait tricher. Tout se donnait dans l’austérité et le vagabond qui se fût aventuré sur ces chemins du silence éternel l’eût payé de sa vie. Jamais nul égaré ici, sauf le lièvre des pôles dont la fourrure est un fragment de nature, non un monde extérieur qui viendrait y plaquer l’audace de vivre. Car il faut respecter les délibérations du vivant, n’en point contrecarrer les desseins. Nous, les « hommes de bonne volonté » qui croyons être « maîtres et possesseurs » de tout ce qui bouge et tremble sous l’horizon, offrons-nous un peu de modestie, ceci est la meilleure façon de nous entendre avec l’univers fourmillant les choses.

   Quand l’hiver enfin consentait à retirer son linceul blanc, que les touffes d’herbe montraient leurs tiges jaunes, que la montagne à l’horizon s’égouttait lentement, Utgående éprouvait comme un sentiment de douce mélancolie. Le blanc au gré duquel son existence paraissait calquée, se dissolvait lentement, mettant à nu les territoires qui avaient longuement hiberné. Sans doute une nouvelle liberté allait-elle surgir qui tirerait des couleurs une possibilité de ressourcement. Seulement, ce qui ne laissait d’inquiéter la jeune fille, c’était la lourde caravane d’oiseaux noirs qui poudraient le ciel de leur vol funeste. On aurait dit la sombre galaxie hitchcockienne. Il y avait les cormorans qui cinglaient l’air dans le genre de coutres acérés. Il y avait les labbes, certes un peu de blanc demeurait accroché à leur poitrail, mais combien les voiles de leurs ailes largement éployées disaient la violence de leur vol, les taches diffusant sur le bleu. Il y avait les corneilles dont les plastrons d’obsidienne luisaient tel le malheur. Il y avait les cris des freux qui vrillaient les tympans, ils semblaient de sombres épouvantails surgis d’une veine de charbon. Il y avait beaucoup de signes qui balafraient l’air, le déchiraient, le scindant en minces bandelettes, cela faisait penser aux antiques momies.

   De tout ceci Utgående ne s’offusquait nullement. S’insurge-t-on d’une loi divine ? Car toute vie en son essence est sacrée, fût-elle teintée d’athéisme et frappée d’incroyance. C’est uniquement pour cette raison qu’elle vaut la peine d’être expérimentée. Utgående, tout comme nous, est un être de l’entre-deux, un simple photophore qui vacille dans son enceinte ouvragée, sa dentelle de métal ou de terre. Elle n’est même pas lampe-tempête dont la vitre la protègerait des vents mauvais. Elle est toujours déjà disponible à l’effervescence de l’être tout comme à l’effacement du non-être. Une simple silhouette grise qui chancelle et palpite entre le blanc de la joie, le noir de l’inquiétant. Tous les Vivants sur la Terre sont ces métronomes qui battent l’air de leurs mouvements syncopés. Ils n’ont qu’une crainte, que le balancement ne s’arrête, que ne s’installe le repos. La vie est au milieu qui fait son modeste rougeoiement. Il faut s’y consacrer corps et âme. Devant nous, toute l’étendue du temps, le blanc lumineux des jours, le noir étincelant de la nuit. Toujours nous sommes des êtres de l’entre-deux !

 

 

 

 

 

 

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17 mai 2021 1 17 /05 /mai /2021 09:20
Adossés à l’être

′′ Le dos ", bronze, Milan 1983

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

   Nous regardons cette œuvre de Marcel Dupertuis. Nous la regardons en tant qu’une chose venant à nous sur le mode de la question. Comment pourrait-il en être autrement ? Au double motif que l’art en son essence est interrogation, que cette œuvre, qui y est inscrite, ne se donne que dans la perspective d’une énigme. Le réel qui nous fait quotidiennement face, nous n’en percevons jamais que quelques lignes de fuite, de rapides éblouissements, des fragments qui sont images de la totalité en son plus abrupt dénuement. Nos yeux s’ouvrent infiniment, nos mains déploient les lianes des doigts, nos corps s’arc-boutent afin d’y loger ne serait-ce qu’une bribe infinie de vérité. Seulement ce qui nous échoit le plus habituellement, des déterminations vides qui ne sont que questions courant après d’autres questions. Jamais l’ombre d’une complétude qui serait en chemin pour plus loin que soi : ceci se nomme ‘espérance’ et brasille au fin fond du monde avec la constance d’une éclipse. Quoi qu’il en soit de cette métaphore s’approchant d’une pensée juste, il nous faut progresser en direction de ceci même qui est à connaître. Nous ne serons nullement quittes de ce bronze, y compris à en cerner quelques traits essentiels car l’œuvre toujours se dérobe à nos yeux en sa nature de chose en voie d’accomplissement, son être est pure vacance puisque, aussi bien, de l’être il n’y a jamais que dans l’orbe de son évanouissement.

    Cette représentation, bien qu’abstraite (et celle-ci, l’abstraction, n’est nullement idée réductrice, mais bien au contraire constitutive d’une amplitude de sens qu’une simple mimesis du réel ne pourrait approcher de façon aussi incisive), cette figure donc ‘humaine moins qu’humaine’ (elle dit la nature d’homme tout en soustrayant à son apparence nombre de ses prédicats identificatoires), inscrit en nous une manière de vide dont chacun peut rendre compte au gré de sa propre finitude. Car nous sommes, que nous le voulions ou non, des êtres creusés de manques divers, des désirs inexaucés, des plaisirs ligaturés par la puissance destructrice d’un destin soumis aux plus rudes épreuves d’une temporalité portant en soi les germes d’une consternante et tragique disparition.

   Tout est là affligé de constante corruption. Tout est là faisant ses cercles sur le bord du vortex. Notre présence, que nous eussions souhaitée pareille à une ligne droite infinie, voici que nous n’en percevons que la forme spiralée, autrement dit la persistance à vivre sur le bord de l’œil du cyclone, en attente de… Toute la beauté, la grandeur humaine, se résument à la hauteur de cette aporie. Nous ne sommes grands qu’à être à la périphérie du gouffre. Nous ne sommes vivants qu’à être mortels. Qui ne reconnaîtrait ceci, serait déjà parvenu dans cet outre-monde dont il conteste la réalité même. Que nous nous offusquions, nous révoltions contre cette factualité, ne nous exonère nullement d’en faire un jour l’expérience. Mais demain est toujours loin dont l’heure n’est encore venue.

   Donc une forme humaine avec toute sa charge de possible humanité. Car, en cette perspective, toujours nous sommes en possibilité de devenir qui nous devons être, sans être aucunement assurés d’y parvenir vraiment. Toujours une faille, une lacune, dans nos conduites, nos réalisations, notre éthique. Esthétique de la lacune et de la pénurie que notre esquisse propre. Donc une manière d’exister en son confondant dépouillement. Mais qui est-elle ? Quelle est sa position dans le processus de la temporalité ? Est-elle un début ? Est-elle une fin ? Est-elle un passé ou bien un avenir ? A-t-elle un présent ? Nous voyons bien, à toutes ces questions, que nous sommes des genres de Sisyphe au pied de la montagne, remontant sans cesse l’énorme pierre existentielle, victimes du phénomène incontournable de la pesanteur de vivre.

    Autrement dit nous faisons l’expérience de l’absurde et y demeurerons tout le temps que durera la non résolution de l’énigme. Nous exerçant à une description approchante de ce qui nous est donné à voir, nous pouvons dire ceci : la forme est soudée à son socle terrestre, comme aliénée par cette attache synonyme d’absence de liberté. La forme s’élève dans une succession de pleins et de vides. La forme est dépourvue de cette ‘chair du milieu’ qui est sa substance habituellement la plus intime, la plus essentielle. La forme s’élève de soi et ne confirme sa progression qu’à être trouée, infiniment trouée. C’est même là, cette ‘trouéité’, sa constance la plus affirmée.

   Esthétique de l’absence et de la non-parution. Esthétique du gouffre et de l’abîme. Esthétique de la privation et de l’indigence. Esthétique ne faisant sens que dans le cercle étroit du lacunaire et de l’infinie carence de ce qui se montre tout en se retirant. Surgissement-pliure de l’étant qui ne dit l’être qu’en le biffant. Ici, explication de la grande douleur humaine, laquelle reçoit du réel questionné sa marge d’inconnaissance, son rayonnement d’invisibilité, sa muette supplique. Tel l’amant en perte de sa maîtresse. Tel Orphée pleurant son Eurydice pour l’éternité des temps à venir. Tel Adam ayant abandonné son Eve pour lui substituer de songeuses et inopérantes rêveries. Ici, toute positivité est reconduite à sa propre négation.

   Ici, tout possible à son ‘im-possible’. Ici, toute parole à son virulent silence. Ici, tout déploiement à son ‘in-déploiement’. Tout sur le mode du nul et non avenu. Tout dans la sophistique rhétorique effaçant la fable narrative avant même d’en avoir proféré le premier mot. A l’instant nous disions ‘le premier mot’ et, immédiatement, sur le plan de l’intuition, quelque chose fourmille et s’impatiente de se dire. Comme un mot de l’origine qui ferait son bruit de luciole à l’orée du monde, à la racine des phénomènes, dans leur bourgeonnent d’avant l’éclosion et se réduirait à n’être que cette brume, cette vapeur, ce  halo indistincts bus par l’eau limpide du ciel. Comme si une étincelle d’espoir s’allumait, loin là-bas, au-delà du front soucieux des hommes dont on se saurait vraiment si elle est réalité ou bien hallucination tracée sur l’écran de l’imaginaire.

   Qui dit ‘origine’, en monde langagier, dit aussitôt ‘étymologie’, cette science précieuse qui est le signe avant-coureur des choses, tout comme notre naissance nous précède et justifie notre présence parmi le peuple des Existants. Toujours il nous est silencieusement enjoint de remonter à la source. A celle des mots qui nomment toute présence, y compris la nôtre, notre patronyme attestant notre singularité en même temps que notre universalité puisque notre unicité joue dialectiquement avec toute altérité. Mais focalisons notre vision sur ce beau mot ‘homme’ qui est le fondement sur lequel repose tout notre savoir de ce qui est et de ce qui pourrait être si notre regard pouvait déborder le réel et percevoir ce ‘dos’ (voir l’oeuvre de Marcel Dupertuis, la bien nommée ‘Le dos’), ce dos des choses qui nous interroge si fort puisque nous commençons à percevoir que la vérité ne réside nullement en son entier dans ce qui nous fait face, mais aussi et peut-être surtout dans cette marge d’invisibilité qui peut, tour à tour et aussi bien, recevoir des appellations multiples ‘intuition’, ‘pensée’, ‘esprit’, ‘âme’ et, bien évidemment, ‘être’ qui est le sens ultime de toutes ces ‘présences dissimulées’. C’est en sortant de notre corps, par le biais d’une intellection, que nous pourrons viser correctement, au prix d’une mydriase pupillaire de notre conscience ce qui, en premier doit nous parler, ce prodige de la parution sur la lisière de nos perceptions-sensations. Mais écoutons l’homme se dire en mode essentiel dans les pages du dictionnaire, la seule bible qui vaille, le seul amer pour nous y retrouver dans l’océan polyphonique des mots :

   « Le français "Home", "homme", "hons", "hume" vient, [au moyen âge] du latin "homo" dérivé du latin "humus" parce que - suivant la légende -, le premier homme en fut formé. »

   L’Artiste, élaborant son œuvre, reproduit le geste primordial d’un être qui se lève de la terre et connaît son destin d’homme dans la forme consolidée de l’airain. Le sol qui se dérobait sous ses pieds, en raison même d’une glaise infiniment malléable, voici qu’une certitude lui est communiquée. Ce à quoi la terre se refusait, le métal l’accomplit en une manière de certitude immuable qui n’est que l’action spécifique de l’art : métamorphoser toute contingence en une nécessité qui lui est infiniment supérieure, coup de dés magique mallarméen qui abolit le hasard pour lui substituer une survie au moins provisoire, mais à l’échelle de l’humain, « tel qu’en lui-même l’éternité le change », tout se mue alors en un avenir radieux à l’horizon illimité des yeux.

   Cette œuvre est indéniablement belle en elle-même mais aussi eu égard aux sèmes infinis qui en traversent les failles, en visitent les creux, en éprouvent les dépressions, en assument les déchirures, en explorent les brèches. Elles ne sont, toutes ces omissions, que les saillies qui soutiennent notre exister mais que nous ne pouvons découvrir car nous sommes toujours les sans-distance par rapport à notre propre effectivité. Nous sommes dans la constante et exigée cécité de notre essence. En serions-nous au clair et alors nous serions pure présence d’être, à savoir, au sens strict, ‘in-existants’ puisque, aussi bien, ‘exister ‘ est ‘sortir du néant’ et que le fait qui attribue à l’être sa condition de pur néant, détruirait sans délai notre prétention à figurer, à faire phénomène.

    C’est à partir d’ici qu’il convient de poser la question de l’appellation ‘Le dos’ et de tâcher d’en saisir l’énigmatique vouloir-être. Il y a une évidence incontournable du réel dont nous nous exonérons facilement au prétexte que penser, non seulement ne sert à rien, mais que la pensée est l’acte fondateur de l’angoisse. Ceci est vérité d’expérience que ne fait que confirmer l’assertion suivante :  ‘aux innocents les mains pleines’. Le ‘plein ‘saisi par les mains innocentes n’interroge jamais le vide, seule mesure exacte de toute vérité en sa fuyante perspective. Pour cette raison les ingénus font du plein l’espace d’une singulière hébétude. L’angoisse étant constitutive du Da-sein, n’en pas éprouver le vertige est synonyme d’une absence à soi et au monde.

   Nous montrant l’envers de l’épiphanie humaine, Marcel Dupertuis nous invite à méditer l’aporie évidente de notre propre marge d’invisibilité. Jamais notre dos réel ne nous sera accessible, sauf à utiliser le subterfuge du miroir, donc le recours à l’image, donc le recours au mythe de la ‘re-présentation’ dont il convient de détacher le préfixe (encore une fois) afin de souligner le caractère dérivé de ‘présentation à nouveau’ qui suppose, après le passage par un acte de médiation, la substitution d’une réalité par son apparence. Nous sommes au plus près du célèbre mythe platonicien de ‘La caverne’ aux termes duquel les hommes sont toujours dans l’erreur et l’approximation tout le temps qu’ils n’auront aperçu la lumière de la vérité. Cette vérité qui ne supporte nul décalage, nulle irisation. La vérité en soi, pour soi, comme la forme la plus exacte de ce qui est.

   ‘Le dos’, notre dos, cette surface anatomique intimement personnelle, ce site de peau si singulier, ce recueil de nos sensations internes, cette possibilité de frissonner, d’avoir ‘la chair de poule’, d’avoir froid quand le malheur nous atteint, d’éprouver la palme douce d’une chaleur sous le coup d’une bienheureuse émotion, de s’épanouir sous le  ressenti amoureux, de goûter la brûlure d’une passion, cette citadelle qui ne devrait connaître que notre propre visitation, voici qu’un Autre, n’importe quel Autre peut s’en approprier la vision qui nous est constitutivement défendue. Alors nous comprenons mieux les propos de Sartre lorsqu’il nous dit que ‘l’enfer c’est les autres’, que leur regard nous aliène puisqu’en une certaine manière il prend possession de nous.

   « Rendez-moi ce dos que vous m’avez volé », ainsi pourrait s’exprimer existentiellement, le héros germanopratin en quête de son être anatomique. N’est-ce pas ici une vérité que cette lacune de notre corps qui nous échappe et se confie au premier regard étranger venu ? Nous sommes à nous-même dans le partiel, dans la fragmentation, dans l’écartèlement. Les chevaux de l’altérité tirent à hue et à dia et nous sommes des Ravaillac qui connaissent leur démantèlement avant même que la mort ne procède au partage, à l’extinction définitive. De là vient notre manque fondateur de nombre de nos désespoirs, ces mêmes afflictions qui s’énoncent sous les mots du ‘sentiment tragique de la vie’ tel qu’énoncé par le pessimisme d’un Miguel de Unamuno, relayés par ‘l’insoutenable légèreté de l’être’ d’un Kundera ( il faut lire ce titre à la manière d’une antiphrase, laquelle dit la lourdeur qu’il y a pour un humain à soutenir l’épreuve de l’être), d’un Cioran lorsqu’il propose son ‘Précis de décomposition’ comme lecture métaphysique de la condition humaine. Oui, encore isoler le préfixe ‘dé-composition’, à savoir dé-construction de ce que la vie s’épuise à produire depuis la nuit des temps, toutes ces manifestations qui ne s’élèvent d’une terre fondatrice que pour y mieux retomber. Mais la liste serait infinie des témoignages du paradoxe existentiel et encore bien des ‘traités du désespoir’ seraient à écrire qui feraient le constat de kierkegaardiennes désolations. Le ciel est infini que toise la vacuité de notre regard.

 

     Prolongements

 

   Afin d’essayer de percer à jour plus avant ‘Le dos’, nous proposons trois stances d’une approche de l’œuvre. La première sur le mode de la littérature philosophique, les deux autres se fondant sur la picturalité. A savoir trois perspectives d’une possible compréhension : un existentiel racinaire à partir de ‘La nausée’ de Sartre,  une esthétique de la lacération-perforation fondée sur l’esthétique de Lucio Fontana, enfin une métaphysique du ‘cri’ telle qu’évoquée par l’œuvre d’Edvard Munch.

  

   L’existentiel racinaire

 

  Antoine Roquentin, le narrateur de ‘La nausée’, est assis sur un banc du Jardin Public de Bouville. Face à un marronnier dont il aperçoit la racine s’enfonçant dans la terre, il fait l’expérience de l’exister, il rencontre la contingence, la pure gratuité d’être. La vie en sa facticité lui saute au visage : « Et puis voilà : tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour : l'existence s'était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence. »

   Effectuer la transposition, par l’imaginaire, de la situation sartrienne en direction de ‘Le dos’ n’est chose guère difficile à condition de poser les analogies suivantes : la terre sur laquelle repose le marronnier, nous la retrouvons dans le matériau originel utilisé par l’Artiste.  Quant à la racine qui court sur le sol, on peut en deviner la forme, mais la forme absente au travers des trous qui forent leur chemin dans la matière, atteignant son essence de pâte au point de menacer son être même. Donc, si la racine « était pétrie dans l’existence », voici que la racine qui nous préoccupe depuis un certain temps, perd soudain jusqu’à sa consistance de présence, rejoignant en ceci ce mystérieux néant dont, un instant seulement, elle avait contrarié le sombre destin. Cette impression d’indigence, de pénurie, de détresse qui ne peut manquer de s’instiller dans l’âme des Voyeurs de l’œuvre, voici qu’elle trouve sa plus évidente justification en ce que, plus haut, nous avons affecté du néologisme de ‘trouéité’, cette perte du sens consécutive à un tel appauvrissement de la matière au bord de sa propre fin. Ce qui est paradoxal, dans la constatation que nous faisons de l’effacement de la racine dans le bronze, c’est le fait que, rapportée à cette racine qui s’était dévoilée sous les auspices d’une quasi omniprésence, d’une certitude massive, dans la conscience d’un Roquentin, ici ne demeure plus qu’une abstraction dont Sartre notait qu’elle avait disparu au profit d’une pure évidence.

   L’omission de la racine (telle qu’éprouvée subjectivement au gré d’une pure délibération de notre propre imaginaire), ne fait que prêter à Marcel Dupertuis une perspective intentionnelle sans doute impensée. Mais peu importe, toute œuvre n’est jamais achevée en totalité qu’à être remaniée par les Gardiens à qui elle est remise à la façon d’une pâte malléable qu’ils auront tout loisir de façonner à leur guise. Ce n’est nullement la catégorie de l’objectivité (comment une œuvre pourrait-elle se plier à une telle exigence d’interprétation univoque ?), qui doit être requise mais la libre méditation de ceux qui en reçoivent le don, accordant la forme à cette autre forme intérieure qui les habite et détermine leur singularité. Les Voyeurs ne sont ce qu’ils sont, vis-à-vis d’une œuvre, qu’en l’instant même de sa saisie. Cette dernière se donne de telle ou de telle manière qui, un autre jour, eût pu révéler son être sous un éclairage différent. En tout état de cause, la vérité d’un jour n’est pas celle du jour qui suit, mais ceci demanderait un long développement.

  

   Esthétique de la lacération-perforation : Lucio Fontana

 

Adossés à l’être

Concetto spaziale sferico, terre-cuite, 1957

Lucio Fontana

Source : Wikipédia

 

 

 

 

    Métaphysique du cri d’Edvard Munch

Adossés à l’être

Le cri - Munch

Source : Wikipédia

 

 

    Le temps est venu de fixer les idées en faisant référence au concept de la Gestaltthéorie qui énonce que toute forme s’enlève sur un fond. Un homme fait fond sur un paysage, une peinture sur un subjectile, une pensée sur une abscence de pensée. Ici, de manière certaine, la forme ‘Le dos’ ne paraît pouvoir faire fond que sur le Vide, le Rien et, d’une manière plus essentielle, sur le Néant quelque part évanoui dans les coursives inaperçues du Non-Être. Pour plus de clarté, retenons l’opposition radicale de la Forme et de son autre le Néant. Qu’il s’agisse de l’œuvre étudiée ici, ce bronze traversé de trous, des Sphères perforées de Fontana, du portrait de Munch avec son personnage à la bouche démesurément ouverte, il ne s’agit, en réalité, que de la même thèse formulée selon trois formes différentes mais qui se rejoignent en un unique lieu signifiant : nous ne sommes, le réel et nous qui en faisons partie, que des chairs bâties sur le Néant. ‘Le dos’, fût-il certain de soi en son airain peut toujours être victime d’un acte de destruction. Les Sphères de Fontana semblent pouvoir, à tout moment, être reprises par le Vide qui en soutient la figuration spatiale. La Silhouette si énigmatique du ‘Cri’ peut, à chaque moment de sa profération, rétrocéder en direction de ce Rien intérieur si fragile  qui semble en soutenir provisoirement l’armature, extinction d’une voix qui disait la vie et fait maintenant silence dans l’horizon de la mort.

   Le saisissement qui se fait dans l’âme de Roquentin (un gouffre lié au vertige d’exister), les vides qui se creusent dans le bronze de Marcel Dupertuis, les espaces de vacuité qui se montrent au gré des perforations fontaniennes, la démesure et le creux anthropologique qui s’ouvrent dans le cri munchien ont une identique valeur, celle d’adosser notre condition humaine à sa plus tragique figure, celle d’une néantisation dont, la plupart du temps, nos angoisses manifestent la profondeur, sans toutefois aller jusqu’à les expérimenter en leur fond, seule notre finitude effective en a le pouvoir. Ce à quoi, en tant que Veilleurs des œuvres, nous avons à nous confronter en permanence, c’est à cette couche aporétique abyssale que recouvre toujours une matière rassurante, une terre, un bronze, une huile, l’encre d’une gravure. Tant que nous n’aurons pas amené notre rencontre de l’art à cette dimension psycho-métaphysique, nous serons en porte-à-faux, ce qui veut dire que nous n’aurons nullement éprouvé la verticalité de notre être en sa mesure d’abîme.

   Or, qu’est-ce que l’abîme, sinon la dépression entre deux lèvres de terre, entre deux collines, entre deux montagnes ? Si nous affectons de positivité ces éminences naturelles, et nous devons le faire, alors par contraste se dévoile cette négativité à l’œuvre en ses telluriques scansions. Constamment nous sommes des actualisations de cette réalité à deux visages, de ce Janus bifrons paradoxal qui, d’une face de son visage nous attribue la vie en sa plus belle effusion et, simultanément, nous condamne à percevoir son autre face de désolation et de définitif impasse. Être homme sur cette terre, avancer en direction de son destin, ceci : chacun de nos pas ouvre un monde, que le prochain pas referme. Être homme, ceci : durer dans sa chair habitée d’une coursive intérieure vide. Être homme ceci : vivre au plein se sa ‘trouéité’, le sachant et l’assumant en tant que cette nécessité qui fait fond sur un sourire à l’horizon, sur une robe légère faisant sa claire corolle sur la lisière du jour, sur la grace de l’enfant en sa naïve venue au monde, sur telle ou telle œuvre d’art qui n’est jamais qu’un aiguillon pour la pensée. Toujours nous nous présentons de face, sans jamais connaître la réalité de notre dos. Face/dos, avers/revers de la pièce de monnaie existentielle.

Avers : notre rayonnante effigie.

Revers : le chiffre ombreux de notre condition.

L’un  jamais sans l’autre.

 

 

 

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16 mai 2021 7 16 /05 /mai /2021 17:15
Blanche, la poésie

« L’enterrement de Verlaine 

Œuvre : André Maynet

 

 

 

  

Clé de lecture ou un regard  possible.

 

En une seule ouverture

Cette image nous donne

Le Blanc et le Noir

La Vie et la Mort

La Parole et le Silence

La Poésie et le Néant

 

A l’origine continent Blanc

Poétique 

Gloire de Verlaine

 

Puis les Nihilistes sont arrivés

Et n’ont eu de cesse

De détruire la beauté

De s’en prendre à la poésie

Continent Noir  

Enterrement de Verlaine

 

***

 

L'Enterrement De Verlaine

 

 

« Le revois-tu mon âme, ce Boul’ Mich’ d’autrefois

Et dont le plus beau jour fut un jour de beau froid :

Dieu : s’ouvrit-il jamais une voie aussi pure

Au convoi d’un grand mort suivi de miniatures ?

 

Tous les grognards - petits - de Verlaine étaient là,

Toussotant, Frissonnant, Glissant sur le verglas,

Mais qui suivaient ce mort et la désespérance,

Morte enfin, du Premier Rossignol de la France.

 

Ou plutôt du second (François de Montcorbier,

Voici belle lurette en fut le vrai premier)

N’importe ! Lélian, je vous suivrai toujours !

Premier ? Second ? Vous seul. En ce plus froid des jours.

N’importe ! Je suivrai toujours, l’âme enivrée

Ah ! Folle d’une espérance désespérée

Montesquiou-Fezensac et Bibi-la-Purée

Vos deux gardes du corps, - entre tous moi dernier. »

 

Georges Brassens

 

 

   Commentaires.

 

« Dieu : s’ouvrit-il jamais une voie aussi pure »

 

   Comment mieux dire l’adoubement du Poète Georges Brassens à cet autre Poète Paul Verlaine qu’en en appelant à Dieu lui-même ? On ne saurait s’élancer plus haut dans l’ordre d’une « foi », peut-être d’une « mystique » (ces mots entre parenthèse. On n’oubliera pas le scepticisme foncier de Brassens et son agnosticisme actif), donc s’élever dans la voie pure qui semble faire signe vers celle du Tao, cette essentialité qui assigne à l’être une présence singulière au-delà de la pensée, du ressenti, dans un territoire sans doute proche de l’Absolu.

   Or il n’est nullement indifférent que Brassens convoque Dieu face à la Poésie dans un rapport d’homologie. Poétiser, en un certain sens, possède la vertu d’un tel accroissement ontologique que se montre, aussitôt, la sphère de la Déité en son ultime rayonnement.

 

« Au convoi d’un grand mort suivi de miniatures ? »

 

   Tout Poète disparu est un « grand mort » pour la simple raison qu’il est ce Mortel dépassant la condition des autres hommes, ces « miniatures » qui suivent le convoi, tête basse, sans doute contraints par le poids du génie à ne voir de la réalité que sa contingence, le sol qui semble lui être échu tel son incontournable destin.

La Terre pour les Hommes. Le Ciel pour le Poète.

 

« Tous les grognards - petits »

 

mais a-t-on seulement la possibilité de relever le front, de devenir grand lorsque l’œuvre poétique nous domine de toute sa hauteur ?

 

« Premier Rossignol de la France.

Ou plutôt du second »

 

   Quel oiseau pourrait donc se porter à la hauteur du chant mélodieux du Rossignol ? Alors sont évoqués, dans l’œuvre de Brassens,  d’une manière plus on moins détournée, les noms de ceux qui ont compté au titre de la Poésie : Ronsard ,Villon, Rutebeuf, Musset, Vigny , Hugo, enfin tous ceux qui « rossignolaient », dont la trace est constante dans l’œuvre de l’Auteur de la « Supplique pour être enterré à la plage de Sète ». Et cet enterrement « dans l'encre bleue du golfe du Lion », à l’ombre tutélaire de Paul Valéry, rejoint symboliquement « ce Boul’ Mich’ d’autrefois », lien indéfectible par delà l’espace et le temps des grands faiseurs de rimes.

 

« N’importe ! Lélian, je vous suivrai toujours ! »

 

   PAUVRE LELIAN, une anagramme de PAUL VERLAINE que cet autre grand Poète,  Arthur Rimbaud lui avait attribuée sous couvert d’une gentille moquerie.

   Bref, la Poésie de Georges Brassens est l’hommage appuyé d’un saltimbanque amoureux des mots à ses frères versificateurs, une manière d’éprouver envers la Poésie non seulement une dette mais une reconnaissance éternelle.

   « L’enterrement de Verlaine » est la disparition d’un corps, non celui de la Poésie, Poésie seul rempart, seul antidote pour résister au nihilisme contemporain qui, partout, répand « le bruit et la fureur ». Poétiser est la meilleure façon d’échapper aux couleuvrines du Néant, de s’exonérer du désespoir dont tout homme est affecté en son propre comme son essence la plus visible. Nul espoir de liberté en dehors du Langage.

 

    Continent blanc ou le lieu du Poème. La Gloire de Verlaine. (Paradis).

 

Blanche, la poésie

   D’abord il faut partir du visage, explorer son continent blanc, y découvrir les affleurements d’un langage essentiel, autrement dit y trouver la présence d’une subtile poésie. Encadré par le maquis brun des cheveux, c’est d’un pur ovale dont il est question, d’une neige immaculée, d’un frimas à peine visible qui surgit dans le gris tout comme le cône blanc du Mont Fuji-Yama plonge dans les eaux bleues du ciel la pointe paisible de son être. Sans doute en son intérieur les bouillonnements du magma, les trajets veineux de la lave, le soufre jaune qui s’impatiente de trouver sa fuite dans l’espace sidéré. Sans doute, mais ceci, cette vie inapparente ne modifie en rien l’aspect qu’il présente à nos yeux, de calme, de sérénité. En lui l’Enfer est contenu, mis à distance ce qui ne nous empêche nullement d’en percevoir la redoutable énergie, d’en ressentir les flux, d’en deviner la toujours possible éruption, ces filaments de sanguine qui s’écouleraient sur les flancs, traçant à même leur peau les vergetures de la Mort.

   Oui, combien il paraît étrange, soudain, de faire se lever la dague de la tragédie, de convoquer la disparition, la fin dernière des choses comme si, inéluctablement le Destin s’apprêtait à commettre ses basses œuvres, à lancer ses morsures définitives. Certes ceci peut bien inquiéter, désarçonner, instiller un doute muriatique dans l’esprit. Cependant se voiler la face ne servirait à rien. Toujours nous savons que l’autre côté du jour est la nuit, que le blanc abrite le noir, que toute joie est le masque d’une probable tristesse. Si le visage à peine encore parcouru d’Eurydice semble bien doué de vertus poétiques, il ne l’est qu’à repousser dans l’abîme les sournoises attaques de ce qui, à bas bruit, rampe et se dissimule afin de mieux préparer ses assauts.

   Nous ne sommes que de fragiles funambules marchant au dessus d’un volcan. Poétiser, parler, créer, ce n’est que maintenir en suspens l’antique menace d’un Enfer qui pourrait bien ouvrir ses portes d’airain pour que nous puissions goûter aux « joies » de la damnation. Ceci nous le savons, mais, à la façon d’un secret, nous le dissimulons dans quelque recoin de notre esprit de peur qu’éveillé, le savoir d’une telle présence ne nous saute au visage et ne nous conduise dans les limbes obscurs parcourus des flammes de l’aporie humaine. Et, sans nous interroger plus avant, nous sentons bien que toute chose belle  (l’amour, une peinture, des vers harmonieux), toute beauté donc recèle en ses plis inaperçus de redoutables oubliettes qui menaceraient, à tout instant, de réduire en cendres notre légitime désir d’exister. Nier ceci, en dissimuler la réalité et c’est alors un bonheur factice qui s’installe, et c’est un confort illusoire qui nous fait croire qu’habiter sur Terre ne peut avoir lieu qu’à l’aune d’une cécité. Bien au contraire, toute œuvre vraie, à commencer par la Poésie, est marquée au fer rouge d’une angoisse, à l’encre indélébile du questionnement de la Vérité.

   Mais poursuivons notre chemin qui se veut poétique et disons ce visage en son exception. Le front est doucement bombé, il est un haut plateau où court le vent de l’altitude, où des oiseaux ivres basculent dans la lumière du jour. Le front est incantation, demande de pureté, disposition à l’ouverture d’une clairière dans la suie épaisse de l’ombre. Sous le linge de la peau les idées s’y devinent qui tressent leur résille de cristal, pétillent à la manière de bulles claires, évitent les pièges et contournent les ténébreux marigots  de l’inconscient.

 

Un pas dans le Blanc. Un évitement du Noir.

 

   Une marche en avant qui réclame l’étoile allumée au bout du sentier, un regard qui cherche dans la nuit l’éclat vert, phosphorescent, de la luciole, un témoignage de vie dans les mortelles avenues du temps.

   Et ces deux traits des sourcils, cette lueur de cendre, cette inflexion du visage qu’un signe vient barrer comme si, de toute éternité, la géographie faciale devenait la figure lisible d’une biffure, ces parenthèses ouvertes qui se manifestent sous la forme d’un abri inquiétant, bourrelet qui, parfois, se fronce sous la tension de l’angoisse. Les deux verres clairs des yeux viennent s’y loger avec leur ressource de fontaine vive, avec leur densité si aérienne qu’ils pourraient aussi bien être une simple bogue de silence, peut-être une veinule d’eau dans le secret de la terre. Combien ces yeux - portes de l’âme -, ont inspiré de poètes. Combien de vers en ont chanté les louanges. Combien de larmes poétiques ont été versées dans des milliers d’alexandrins pour dire l’infini du regard, son luxe sans repos, la profondeur de sa sémantique.

 

Yeux de joie : Gloire de Verlaine - Yeux de tristesse : Enterrement de Verlaine.

  

   Toujours cette infinie oscillation, ce battement de la Vie au Trépas, de l’Amour à la Haine, de la Clarté à la Ténèbre. Ecartèlement de l’Homme aux deux polarités : Naissance-Mort que relie la ligne brisée de l’existence. La Poésie, en tant qu’objet fondamental, ne saurait en montrer la seule face de joie sans évoquer celle de tristesse qui lui correspond, lui est coalescente. Face de Janus à deux têtes, infernale dualité qui nous tire vers l’amplitude du Ciel puis, sans crier gare, dans la fosse illisible du Limon.  Sachant ceci, et tout le monde en est averti, quoi de plus logique que de retrouver dans tout acte humain, le plus frustre, aussi bien que le plus noble ces lignes de force qui en sous-tendent la cruelle réalité ? Oui, cruelle puisque notre sort est tragique, frappé au coin de la finitude. Alors comment le poème pourrait-il s’exonérer de la tâche de nous initier à la perte, au gain, à toutes les perspectives selon lesquelles se déroule l’aventure de notre hasardeuse marche ?

   Et cette barre droite du nez, cette équerre qui vient jouer avec les  traits des sourcils, ne nous dit-elle les belles fragrances de la fleur, de la peau de l’Aimée, de la feuille morte d’automne, du nectar éblouissant au printemps, de l’arôme subtil d’un thé, et parfois du pestilentiel se manifestant sous les traits d’un fruit en décomposition. Bien évidemment il est toujours difficile, sinon impossible, langagièrement parlant, d’évoquer la corruption, sauf à convoquer un irrépressible sentiment de malaise. Et pourtant l’art de la peinture - ce Poème plastique -,  nous en livre, à vif, les plus urgentes expressions. Que l’on songe seulement aux écorchés vifs tels que dépouillés par le pinceau de Soutine. Ou bien aux faciès métamorphiques, empreints d’une folie vacante des portraits d’un Francis Bacon. Ou encore aux insoutenables scènes d’apocalypse dans la peinture de Picasso, Guernica au premier chef. Oui l’empreinte pathétique est toujours là qui affute ses griffes dans l’ombre et ne rêve que de capturer sa proie. Mais rien ne sert d’épiloguer, le constat existentiel est si visible qu’il en devient aveuglant.

   Et cette plaine des joues que viennent rehausser les deux touches discrètes d’une terre un peu plus colorée. Une à peine insistance, une vibration de l’air au dessus des herbes et des graminées, une teinte de ciel à l’aurore, l’attouchement tout en subtilité de la Nature, sublime attention à ce qui est et toujours mérite de s’affirmer, d’accéder à la beauté. Ici est un cosmos qui s’ordonne autour d’une palpitation. Rose-thé et blanc poudreux jouent la mélodie des choses justes, celles qui n’ont nul besoin d’une oriflamme dressée dans l’éther, juste une discrète manifestation, un fanal dans la brume, une lumière filtrée par un voile, une sourdine dans le jour qui décline. Mais parfois les joues rougissent sous les coups de canif de l’affliction. Une mauvaise nouvelle, une trop vive émotion éprouvée à l’annonce de quelque drame, la vision d’un dénuement. Le même rouge estompé pour dire à la fois le plaisir, le contentement, les griffures de la détresse.

   Et cette bouche si discrètement purpurine, et le seuil des lèvres pour dire les mots d’amour, réciter des Poèmes, conter une histoire, s’extasier, jouir, prononcer des anathèmes, critiquer, réprimander, stigmatiser. Il serait si heureux de destiner à ces délicieux bourrelets l’émission de paroles de paix, de réconfort, manières d’onctions qui feraient de la vie une douceur, des événements le siège d’une constante félicité. Mais ce serait oublier la possibilité d’un état de siège, la violente polémique, les assauts sophistiques, les calomnies, les brimades.

   Le plus souvent, l’entente du poème se limite à lire une gentille bluette, à éprouver quelque sentiment romancé, à ne « souffrir » de la parole qui nous est adressée que sa marge de bienfaisance, à déguster un miel, à nous abreuver d’une ambroisie. Mais l’on comprendra combien cette conception demeure insuffisante, confondant l’acte poétique avec ce qu’il ne saurait être, à savoir un arrangement, une compromission, la pente en direction de la facilité. Croire ceci serait simplement rejoindre le bavardage des cours d’école et n’en retenir que l’incompréhensible bourdonnement.

   Toute poésie véritable (mais ceci est un pléonasme), fore profondément la chair humaine, le tissu des choses afin d’en extraire la seule chose qui vaille, cette vérité qui se dissimule, que le vers rythmé, harmonieux, souplement intentionnel conduit au seul lieu possible : la production d’un sens qui « donne à penser ». C’est là, sans doute l’une des « missions » les plus profondes qui puisse échoir au langage, mettre son propre être en question tout en plaçant en exergue celui des Autres, du Monde. A ce seul empan est reconnaissable l’œuvre exacte qui ne se perd ni en fausses conjectures, ni en hypothèses hasardeuses. Grande est toute Poésie qui signifie et marque au fer rouge celui qui en a sondé l’inestimable profondeur.

   Nul ne peut entrer dans le vif du Poème s’il ne prend acte des racines orphiques, donc toujours en tension, inquiètes,  qui en constituent le fondement originel.

 

      Les racines orphiques de la poésie.

 

   De manière à ce que l’entente de la Poésie se fasse avec suffisamment de justesse, il convient de dire, successivement, qui est Orphée, de rappeler le mythe attaché à son nom, de déduire du mythe les fonctions essentielles du Poème, de préciser l’originarité de ce mythe pour toute Poésie qui n’en constitue que la répétition symbolique.

 

   Orphée selon le Dictionnaire des Mythologies.

 

   « Après les dieux, avec lesquels nul mortel ne saurait rivaliser, Orphée, fils d’une Muse, peut se targuer d’être le plus grand musicien et poète de tous les temps. Il joue divinement de la harpe, l’instrument qu’Hermès a offert à Apollon (…). Les tempêtes s’apaisent, la mer se calme, les bêtes fauves, les rochers même, les arbres le suivent, et tous demeurent sous le charme magique de son art. »

 

   Le mythe d’Orphée.

 

   « A son retour, il (Orphée) épousa la très belle hamadryade, Eurydice et il s'installa en Thrace. (…). Le couple vécut très heureux (…) Mais ce bonheur idyllique et cet amour parfait allaient être troublés par un drame atroce. Un jour, près de Tempé, dans la vallée du fleuve Pénée, Eurydice (…) posa malencontreusement son pied nu sur un serpent venimeux qui la mordit à la cheville.

   Terrassée par le poison foudroyant la malheureuse Eurydice s'écroula sur l'herbe tendre. En vain Orphée employa le suc bienfaisant des plantes pour détruire l'effet du poison mais rien n'y fit et Eurydice mourut. Quand Orphée vit le corps inanimé d'Eurydice, blanche comme un lys, il comprit que Thanatos avait fait son oeuvre et il laissa échapper son chagrin en de longs sanglots.

  Alors Orphée, inconsolable, vit que tout était perdu, il prit la terrible décision d'aller chercher Eurydice dans le royaume d'Hadès. Il se rendit à Ténare (…) et descendit courageusement au Tartare dans l'espoir de ramener son épouse. A son arrivée, non seulement il charma le passeur Charon, le chien Cerbère et les trois Juges des Morts par sa musique, mais il interrompit momentanément les supplices des damnés : il adoucit à tel point l'insensible Hadès et son épouse Perséphone qu'il obtint la permission de ramener Eurydice dans le monde des vivants.

   Hadès n'y mit qu'une seule condition : Orphée ne devait pas se retourner jusqu'à ce qu'Eurydice soit revenue sous la lumière du soleil. Eurydice suivit Orphée dans le sombre passage, guidée par la musique de sa lyre; tous deux remontaient le chemin de l'Averne. Aux portes du Ténare, lorsqu'il revit poindre à nouveau la lumière du jour, n'entendant aucun bruit et se méfiant un peu des promesses d'Hadès, il se retourna pour voir si son épouse était toujours derrière lui. Un seul coup d'oeil et il la perdit pour toujours. » 

 

                                                       (Source : Le grenier de Clio)

 

   Fonctions du Poème.

 

   Ce que le Mythe délivre et permet de comprendre c’est essentiellement en quoi consiste l’essence de la Poésie.

  

   * Enchanter le monde en jouant de la lyre et en chantant.

   * Exprimer les sentiments en évoquant l’amour.

   * Exprimer la douleur (Mort d’Eurydice).

   * Tenter de retrouver qui a été perdue (la Bien-aimée).

   * Ouvrir le site d’une inconsolable mélancolie.

   * Célébrer la beauté grâce à un chant immortel.

 

   Ainsi est tracée la voie par laquelle le poème lyrique se donnera comme la forme à reconduire plus tard dans l’Histoire afin que le mythe puisse trouver son accomplissement et remplir sa fonction, laquelle est ainsi définie par Mircea Eliade dans « Aspects du mythe » :

 

    « C’est cette irruption du sacré qui fonde réellement le Monde et qui le fait tel qu’il est aujourd’hui. Plus encore : c’est à la suite des interventions des Etres Surnaturels (Orphée pour ce qui nous occupe, c’est moi qui souligne) que l’homme est ce qu’il est aujourd’hui, un être mortel, sexué et culturel.» Nous pourrions ajouter à cette définition : « un être de Parole reproduisant les Paroles primordiales. »

 

   Tout Poète est Orphée.

 

« Que mon Orphée, hautement anobli,

Malgré la Mort, tire son Eurydice

Hors des enfers de l’éternel oubli ! »

 

Maurice Scève (dizain 445)

 

***

     

   Voici ce qu’en dit Fabrice Midal dans « Pourquoi la poésie ? » :

 

   « Tout poète est Orphée, car tout poète est le porteur de la parole originaire. Il la surprend. La tient à bout de bras, dans le risque le plus vif.

Orphée est le poète premier, celui qui, par son chant, charma non seulement les hommes et les animaux, mais aussi les cœurs de pierre et le cœur des pierres !

De cette étincelle soutenue, Orphée est l’origine de la poésie. L’origine, comme le souligne le philosophe Hadrien France-Lanord, loin d’être dépassée par ce qui la suit est « toujours au-devant de nous, à venir, et dispense la primeur d’un nouveau jaillissement à chaque fois que nous allons à elle. » Tout poète fait en ce sens jaillir, à neuf, l’origine et par là nous fait exister dans un vrai jour. (…) Quand cela chante, c’est, pour tout poète d’Occident, Orphée qui revit. Tout poète est Orphée miraculé. »    -           (C’est moi qui souligne).

   Magnifique méditation qui, en peu de mots, donc en l’essentiel, pose devant nous, à la fois la valeur initiatique du mythe, cette destination envers les humains d’une parole fondatrice, à la fois ce risque qui est toujours à tutoyer puisque, poétisant, on longe l’Enfer, on en subit la tragique brûlure. Dimension véritative de l’art du poète qui nous place dans le jour même de ce qui est à saisir de plus profond, notre propre essence s’accordant à la parole première. Enfin cette sustentation au-dessus du vide. Lisant des vers nous assistons à notre propre miracle qui n’est que l’écho de l’initiale présence d’Orphée dans le sidérant tumulte du monde.

 

   Être Poète : connaître l’enfer.

 

« Il faut avoir connu le gouffre de l’enfer

Si tu n’y vas vivant, tu y entreras mort. »

 

Angelus Silesius.

 

   Citons encore une fois les belles références données par Fabrice Midal en préambule de son article intitulé : « Traverser l’enfer » :

 

   « La légende nous raconte qu’Orphée descendit aux enfers et y enchanta les dieux qui y habitent. Dans la Nekya au chant XI de l’épopée homérique, l’Enéide de Virgile, La Divine Comédie de Dante jusqu’à Une saison en enfer de Rimbaud ou les Carnets de Malte Laurrids Brigge de Rainer Maria Rilke, un même fil court. Tout homme devient poète en refaisant le voyage d’Orphée. »

 

   Sans doute est-ce pour cette raison d’une descente en Enfer qu’il devient si difficile pour tout Existant sur Terre de reprendre à son compte la belle formule de Hölderlin « L'homme habite en poète ». Car, si habiter est habiter le langage et de manière essentielle, tout Vivant n’en acceptera la charge qu’à la seule condition que son chemin d’énonciation ne soit nullement pavé des braises  du Tartare. Pour la plupart, force est de le reconnaître que le registre du bavardage se substitue, le plus souvent,  à celui, plus élevé, d’une exigence de formulation, de nomination poétique. A l’aune de cette aimable distraction, rien d’exigeant ne s’institue, rien de fâcheux ne s’annonce qui ressemblerait à quelque malédiction.

   Que tout Sujet veuille éviter les plaies de l’existence n’est que justice. Seulement le Poète n’est nullement un homme comme les autres. Touché par l’éclair du génie, il ne sera jamais en paix qu’il n’ait créé ce monde symbolique qui l’arrache aux rets étroits de la réalité. Être Poète est le résultat d’une exigence de tous les instants. On n’accède à la Beauté qu’aiguillonné par un vibrant désir de s’arracher à soi, aux autres, au monde. Être Poète, connaître l’étincelle, frôler la flamme, faire se déployer le luxueux étendard des mots, ceci n’a jamais lieu qu’au terme d’une épreuve initiatique, d’un rituel parfois, toujours d’une ascèse qui ne laisse jamais de place pour la moindre compromission. On ne saurait être Poète par intermittences (mêmes si elles viennent du cœur), seulement en ce lieu et non ailleurs, selon l’humeur ou une certaine climatique.

   Entrer en poésie équivaut au fait d’entrer en religion et bien des vies poétiques sont des puretés quasiment monacales, des sacerdoces, des parcours de saints ne se laissant jamais divertir par le bruit de fond du Monde. On n’est poète qu’à l’entretenir, tout comme on veille sur un feu, qu’à accepter une part de retrait de soi des préoccupations quotidiennes, qu’à s’engager dans cette souffrance fondamentalement humaine qui ne trouve jamais la vérité qu’à sa propre combustion, à son éternel ressourcement, à son jaillissement dans l’antre révulsé du corps, dans le chaudron mutilé de la tête, dans la cage d’os qui vibre de son propre effroi. Création est douleur ou bien n’est pas. Se mêler d’art et l’on se confie à la totalité de l’effectivité du paraître sans distinction, dans l’aire souple du Bien, mais aussi, mais surtout, dans le cachot du Mal, dans les oubliettes de l’affliction. Il n’y a pas de création heureuse. Il n’y a qu’une esquive du piège, une échappatoire à la Mort, une jonglerie avec le tragique. On ne saurait cueillir la rose sans en sentir les vénéneuses épines : ainsi sont « Les Fleurs du Mal ». Elles seules conduisent à la pure beauté.

   Revendiquer, tel Rimbaud, le statut ou plutôt le pouvoir d’être Voyant implique la confrontation à la nuit. Toutefois ceci ne suppose nullement que seules les ombres se rendent visibles et entourent le corps de création des étroites et aliénantes bandelettes de momies. Pour que le poème ait lieu, qu’il trouve site pour rayonner, il lui faut le ciel noir cependant traversé par la course des étoiles, animé par la lactescence des astres, la fusion des comètes, l’éblouissement sidéral d’une pluie de lumière. C’est seulement parce qu’il y a le blanc, la clarté, que le noir, l’obscur, l’impénétrable sont convoqués. Quels mots pourraient donc surgir du ventre aveugle de la nuit, si ce ne sont des mots de néant, de non-sens, des mots tellement refermés sur eux-mêmes que, jamais, ils ne parviendraient à leur éclosion. Sans doute le mot porte-t-il en soi sa marge d’obscurité, mais seulement quand il est regardé dans sa densité purement matérielle, son corps phonétique, son repli natif que nul jour ne vient éclairer de sa partition musicale, ne vient ouvrir à la manière d’un chant.

   Prononcez, par exemple, le mot « rocher », plusieurs fois de suite, à la manière d’une litanie, ainsi « rocher », « rocher », « rocher » et vous n’obtiendrez qu’une sorte de chaos, de bruit ne dépassant nullement son aire pour s’ouvrir au monde, mais une récurrence de hoquets insignifiants, de borborygmes frôlant le vent d’une folie. Le mot est immobile, il résiste et, pareil au « rocher » de Sisyphe il ne roulera avec lui qu’une charge aussi confuse qu’absurde de vacuités sans fin. Le mot est demeuré nocturne qui s’enferme dans cette autarcie dont on ne pourra rien tirer. Mais, maintenant, incluons ce même mot dans une phrase. Ecoutons Camus parler du destin de Sisyphe qui lui appartient en propre : « Son rocher est sa chose ». Et voici que ce mot s’éclaire de multiples significations qui en délivrent le sens. Et comment ceci a-t-il lieu ? Mais uniquement grâce au fait qu’une lumière (au double sens  d’énergie lumineuse et d’ouverture d’un orifice permettant à un fluide de s’échapper), une lumière donc  s’est glissée dans les intervalles entre les mots leur apportant la respiration, le jour qui manquait précisément à ce  lexème isolé pour pouvoir se faire entendre.

 

    Continent noir ou le lieu du Nihilisme L’enterrement de Verlaine.  (Plus noir que l’Enfer).

 

  

Blanche, la poésie

   Que reste-t-il de l’être d’Eurydice sinon cette sombre vêture qui n’en révèle rien, même pas l’ombre du corps ?  Le corps s’est absenté, est devenu mutique, bouche scellée, oblitérée par une lourde aphasie. Le visage, ce marqueur essentiel de la personne, cette disposition à l’Autre, cette infinie et toujours renouvelée inclination à l’ouverture d’un sens, la face donc s’est éclipsé et, avec elle, tous les possibles qui y sont attachés. Il n’y a plus ni passé, ni présent, ni futur. Temps aboli, espace sans jeu pour se déployer. Le noir et seulement le noir est cette aporie à laquelle l’on ne peut se rapporter puisque dépourvue de parole, puisque n’émettant aucun langage. L’essence humaine s’est dissipée et corrélativement tout essai de compréhension. Le rocher est rocher, enfermé dans sa matière obscure. Plus de place pour Sisyphe. Plus de lieu pour une fiction, une mythologie, une philosophie. L’absurde lui-même s’est évanoui, autrement dit il y a comme un redoublement de son illisible énigme. Absurde au second degré. Absurde de l’absurde.

   Et la place du poète, où est-elle, lui qui ne peut faire surgir que la lumière des mots ? Toute tentative de poésie échoue sur les rivages mêmes où le ténébreux a posé son linceul nocturne. Ce qui se montrait comme la gloire de Verlaine, que le visage blanc d’Eurydice, fût-il mélancolique, rendait à une claire nomination, donc à la mesure du surgissement du poème, voici que l’ombre sans éclat, l’obscur sans présence devient le lieu de l’aliénation, de l’inhumation, du froid caveau dont l’enterrement de Verlaine est la tragique illustration.

   Mais, ici, il est nécessaire d’étayer notre propos par la genèse de ce sommet de la poésie qu’est « La Divine Comédie » de Dante. Il ne s’agira nullement de lui donner une interprétation mystique ou religieuse mais simplement spirituelle puisque, aussi bien, telle est la quête de tout grand Poète. En définitive tous les chemins, aussi divergents fussent-ils en apparence, convergent vers un même but qui se résume dans la figure symbolique de la Lumière. Ici il convient de l’écrire avec une Majuscule à l’initiale, tout comme on pourrait le faire pour le Langage et la Poésie, indiquant en ceci une identique ascension en direction de l’Art, de l’Esprit, de l’Infini, de l’Absolu toutes notions fusionnant en un même invisible silencieux mais non moins empreint du mystère d’une transcendance. Aussi bien le saint que l’artiste ou le poète cherchent à dépasser leur propre réalité pour en connaître une autre qui renforcera les assises terrestres de celle dont souvent ils souffrent de ne pouvoir suffisamment s’exonérer. Pour cette raison le saint se confond en prières et en extases, l’artiste en infinies recherches, le poète en un fleuve de mots dont il espère que l’étincellement contribuera à l’amener dans l’orbe de la gloire de Verlaine, dépassant en ceci le mortel enterrement par lequel la finitude s’annonce en ses redoutables atours.

 

   Sens général de La Divine Comédie : 

 

   « Le cœur du grand projet, c'est Le Paradis. Le long poème que nous nommons Divine Comédie a été conçu en fonction du Paradis, lui-même composé à la louange d'une femme, Béatrice, ici transfigurée dans une plus haute plénitude. Le Paradis de Dante, comme L'Enfer ou Le Purgatoire, surprennent : aucun repos placide, mais le mouvement incessant, le vol des lumières. Le Paradis, danse de flammes, est éblouissant et dangereux. Le voyageur céleste, guidé enfin par Béatrice, y parcourt des ciels multiples, il y connaît des épreuves, il y éprouve l'éblouissement dans la tension abstraite d'un espace merveilleux et irreprésentable. Il est impossible d'écrire le Paradis, et pourtant le Poème poursuit sa course. La langue de Dante affronte l'impossible, franchit les limites, invente une autre langue, réussit ce que la poésie universelle aura achevé de plus beau. Et l'aventure se termine lorsque, au plus haut terme de la vision, le héros s'absorbe dans l'enfance. Dans " l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles ". »

 

(Source : 4° de couverture de La Divine Comédie.)

 

  

   Commentaires.

 

      Les parties du texte ci-dessus ont été accentuées en tant que polarités majeures du sens. Sur elles porteront quelques hypothèses compréhensives.

  

   * transfigurée  Tout poème est d’abord transfiguration de la langue ordinaire afin de la porter sur des fonts baptismaux qui lui donneront d’autres ressources que le parler vernaculaire ou le bavardage mondain. Ce n’est pas seulement la langue, (autre nom pour Béatrice), qui est métamorphosée, mais aussi l’intime présence du poète qui connaît la fulguration de l’âme. C’est ceci que nous dit Albert Béguin dans « Âme romantique et le rêve » :

  

   « Une magie poétique transfigure tout, dans une extase qui s'accroît jusqu'à l'éclosion des suprêmes clartés. »

  

   * plénitude. Imaginerait-on l’espace d’un instant une plénitude qui serait obscure, fermée en soi, recluse dans son domaine, seulement occupée de son propre retrait ? Evidemment non. Plénitude fait sens en direction du plein, non du vide. Plénitude est gonflement, dilatation, éclosion, telle la rose qui déploie son être au contact de la lumière. Plénitude est lumière. Plénitude est l’irrésistible croissance du mot poétique sous la pulsation de la métaphore, la tension vers le dehors d’une sève qui déborde, s’impatiente de se dire, de paraître aux yeux de ceux qui en attendent la sublime révélation. Pur jaillissement de soi dans la contrée sans mesure d’une félicité, d’une joie immensément renouvelée. Mot amenant un autre mot dans une gerbe signifiante et ainsi de suite jusqu’à la phrase définitive qui clôture la dimension d’infini.

  * le vol des lumières. Purgatoire et  Paradis ne vivent que sous la haute bannière de la lumière. Oui, « Vol des Lumières ». Vol d’abord. Les vers volent chargés de miel, les vers voltigent haut dans le ciel d’azur. Ils sont cette dentelle inaperçue que croisent les oiseaux silencieux dans leurs dérives hauturières. Ils sont le vent, la voile que gonfle la clarté de l’heure. Ils sont la pluie qui féconde la terre, la fait fleurir parce que les larmes célestes sont pures, cristallines, chargées du don infini des espaces interstellaires. Ils sont la pure lumière qui brille aux fronts des enfants, dans les yeux des amants, dans la confiance réciproque de la montagne, de la cime et de ce qui l’éclaire qui toujours se manifeste dans la merveille mais aussi dans l’étonnement. Comment la lumière est-elle donc possible ? Regardez le soleil à l’aurore, le capitule rayonnant du tournesol, lisez Rimbaud ou Rilke et vous serez éblouis parce que rien n’éclaire plus que le fanal magique de l’esprit.

   * danse de flammes ; éblouissement. Comment dire plus haut, porter plus loin le rutilement, le flamboiement du Paradis ? Faut-il s’agenouiller et se réfugier dans la prière ? Faut-il exposer son corps aux rayons de l’étoile blanche et se laisser percer par les flèches d’argent jusqu’à ce que notre intérieur apparaisse comme unique transparence ? Ne faut-il pas seulement, tel Dante, suivre Béatrice-La-Muse, dans l’éclair des « ciels multiples », dans toute joie approchée qui se fait profusion ? De cette nature est l’exaltation du Poète dont le cœur se consume au contact de son Inspiratrice, dans le creuset alchimique de ses vers où, dans l’athanor, se donne à voir l’or incandescent de la pierre philosophale. Toute poésie est alchimie dans la mesure où elle opère la transmutation du langage, où elle substitue aux mots vils la pureté de la matière travaillée, façonnée par l’esprit qui veut savoir, qui vent ouvrir. Or toute ouverture est clarté, est déjà annonce du poème.

   Danser, être ébloui. Danser avec Béatrice. Être ébloui par l’anneau multiple qui se déroule tout autour du monde, immense ode à l’être des choses. Poésie en son incomparable parure. Métamorphose du chaos en son contraire, ce cosmos lumineux qui nous fascine tant. Mais comment le poète pourrait-il renoncer à son amour ? A Béatrice la souffleuse de mots ? Aux mots qui débordent certes le réel et le rendent manifeste ? Immensément manifeste. Le langage, peut-être la seule réalité dont l’homme puisse être assuré, comment pourrait-il apparaître aux seuls caprices des flux et reflux du temps, aux mobilités de l’espace ? En ces temps de nihilisme et de mesure quantitative du vivant, nous avons un immense besoin des poètes, eux seuls peuvent nous sauver de la désespérance et nous soustraire à la prose indigente du monde. Si le Poète nous est indispensable, alors sa Muse l’est tout autant de façon que la source des mots ne tarisse point. Perdre l’inspiration - ce souffle quasiment divin -, revient à connaître la mort, à provoquer, pour soi, « l’enterrement de Verlaine ». Pour le poète, ne plus pouvoir nommer Eurydice, ne plus avoir accès à ce qu’elle fut en tant que Muse, alors le sombre des jours ouvre sa geôle. Alors une suie envahit le ciel olympien d’où les dieux parlaient le langage de la pure grâce. Soudain les dieux se sont enfuis et l’homme de Parole est totalement démuni, privé des attaches grâce auxquelles il se reliait, en tant qu’être d’écriture, à la seule forme qui, pour lui, n’était que la face invisible de son corps de chair, l’écho transsubstantié de l’âme où s’attache toute poésie.  Chair symbolique d’Eurydice qui s’ajointe à la chair du Poète, à la chair de ses mots. Triple incarnation par laquelle quelque chose de vrai se donne et justifie le simple fait de vivre.

   Le Poète est toujours - et nous à sa suite -, en quête d’un être en fuite (Eurydice), indéfinissable, insaisissable que le poème cherche à se réapproprier au plus près de l’expérience qu’autorise le medium symbolique. Ecoutons ce que nous dit René Char dans la belle entente qu’il a de l’épreuve créative :

 

« Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. » - (Sur la poésie).

 

   Désir demeuré désir d’Eurydice restée aux Enfers. Désir d’Orphée dont les mains ne peuvent plus toucher que les cordes de la lyre afin que, du chant, de la musique, puisse se faire jour le Verbe qui est réminiscence de l’Autre en sa douloureuse absence. Pour cette raison la nature du poème est le reflet de cette infinie tristesse qui aiguillonne et penche, au sein de la nuit, la tête d’un Stéphane Mallarmé dans le rond de lumière de l’opaline au cas où Eurydice en personne apparaîtrait :

 

« Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend »

 

   Deux vers suffisent à dire la détresse nocturne du Poète dans cette infinie vacuité qui, jamais, ne semble devoir trouver son accomplissement, la condition de sa plénitude. « Clarté déserte - vide papier - blancheur - défend » -, autant de barrières dressées entre son Enfer et son Présent, cette suspension de l’écriture qui entaille l’âme et ravive le souvenir des pages anciennes que l’encre bleuissait, empreinte de la Muse, de l’Aimée dans la chair disponible du papier. Ici, en seulement deux vers, l’essence de l’amour, de la poésie assemblées dans un creuset hautement signifiant. A la force de la métaphore qui, substituant au réel la puissance incantatoire  et de fascination de l’image, fait apparaître au centuple Celle qui était demandée et ne répondait plus que du creux de son silence, cette blancheur d’où tout se montre, où tout meurt. Comme si le cruel destin de toute poésie n’était que de briller à la cimaise de l’art, le temps de son écriture, de sa lecture, de sa diction. Ensuite est le long sommeil dans quoi tout repose lorsque plus aucun regard, plus aucune oreille ne viennent en capter l’urgent message.

   * au plus haut terme de la vision - " l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles ".  L’ultime du voyage poétique - mystique pour certains ou religieux, mais ceci ne modifie en rien la valeur symbolique de tout l’itinéraire -, le dernier point accessible, le « plus haut de la vision » se laisse apercevoir, pareil à un sillage dans l’immensité du ciel, dans la lumière solaire, dans le crépitement des étoiles, les dernières visions boréales, les dernières écharpes magnétiques au-delà desquelles aucun regard humain ne pourra porter son feu. Sauf dans l’étincellement poétique. Immense parole décrivant sa révolution depuis la Gloire de Verlaine jusqu’à son Enterrement. Ainsi sont les limites humaines, tout Poète pût-il toujours prétendre, par son art, à l’immortalité !

 

Blanche, la poésie

Rosa celeste : Dante et Béatrice

contemplant l'Empyrée.

Illustration de Gustave Doré

pour le Paradis.

 

***

Ne s’agirait-il pas de Dante et Béatrice

admirant

le soleil de la poésie ?

Toute Poésie est Empyrée.

  

 

  

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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