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24 avril 2021 6 24 /04 /avril /2021 10:31
Au Pays de mes Affinités

Source : french.peopel.cn

 

***

 

   Le Monde d’Aval est comme ceci : des créatures à l’invisible identité, des formes fuyantes que nul ne saurait reconnaître, des fac-similés noyant en une même image des milliers d’êtres devenus indistincts à force d’habitudes mille fois renouvelées, des destins soudés à leur terre, des avancées illisibles dans les gorges étroites de l’exister. En sont-ils conscients ? Oui mais leur chemin est tracé avec autorité, comme si une main les tenait en son pouvoir, comme si, d’une manière irréversible, ils étaient joués sur le Grand Echiquier du Monde sans condition aucune d’en pouvoir sortir. En sont-ils atterrés ? Non, contrariés seulement car leur lucidité, cependant, n’est pas complètement éteinte et ils savent que leur révolte ne servirait à rien, à seulement les renforcer dans leur conviction de l’inéluctable qui les domine, les enchaîne et les conduit à trépas avec la régularité infaillible de rouages d’horlogerie.

   Le Monde d’Amont existe malgré les dénégations et les moqueries de Ceux-d’en-Bas, malgré leur incroyance quant aux pouvoirs de l’esprit, quant aux puissances de l’imaginaire, aux gemmes précieuses du monde du rêve. Nul ne sait si ce Monde présente quelque réalité, s’il n’est inventé par quelque Alchimiste en manque de ses cornues, s’il n’est nuée inventive sortie de la tête d’un enfant. Mais peu importe, ce Pays des Affinités multiples je vais le poser devant moi et attendre qu’il fasse ses somptueux trajets dans le site ébloui de mon corps, qu’il ouvre ce qui est habituellement fermé, qu’il illumine ce qui, à l’accoutumée, ne se nourrit que de ténèbres. Peut-être ne s’agit-il que de postuler les choses pour qu’elles se présentent à nous avec suffisamment de présence et de lustre ? Peut-être faut-il faire droit au rêve éveillé, s’immerger dans une longue méditation, s’immoler dans la pure joie de la contemplation.

 

LE MONDE D’AMONT

 

   Parti de la ville, tout en bas, cela fait une bonne heure que je marche. Parfois, je me retourne afin de voir ce que j’ai vu pendant quelques siècles, toutes ces contingences qui ont alourdi ma vue, l’ont amenée au bord de quelque cécité. J’aperçois des hommes ou ce qui leur ressemble, milliers de trajets d’insectes, marée immarcescible à la recherche du tout et du rien, sauts de carpe hasardeux, saltos syncopés, doubles cabrioles et chassés qui ne sont jamais que le vertige d’être ici-bas, dans les ornières fangeuses d’un peuple égaré. Cela fait comme une étrange mélopée dans la nacelle de ma tête, j’entends des voix qui ricochent, des cris étouffés, d’étiques objurgations, de fanatiques prophéties, mais jamais je ne perçois de paroles de liberté. J’ai bien fait de partir, de laisser cette vie de carton-pâte, de m’exiler des méandres de cette constante commedia dell’arte, de m’extirper de ces étranges et souterrains boyaux au sein desquels végètent des Désorientés à la recherche de l’impossible. Leurs mains se tendent, crochètent des haillons d’espoir mais leurs doigts sont en deuil qui ne retiennent que quelques pellicules d’air, ne récoltent que vent et tempête. Laisser tout ceci derrière soi est paradoxale douleur. Ce que je quitte m’attachait. Ceux dont je m’éloigne lancent leurs grappins et j’en sens le geste de rappel tout contre la face nue de mes omoplates. Toujours on est plus attaché à ce qui nous aliène que libre de le renier, de le mettre à distance. Mais il me faut cesser d’argumenter, ceci est une fâcheuse tendance des humains. Non seulement l’inestimable don de vivre leur a été accordé, mais en plus, ils veulent l’expliquer, le justifier, s’amender de tout ce qui pourrait être émis comme un reproche, tout ce qui les remettrait en question et les conduirait aux rives inconcevables de leur propre disparition.

   Maintenant le chemin s’élève sensiblement. Il longe de Hautes Falaises de Marbre éblouissant, leurs arêtes pareilles au tranchant du canif. Tout ici est subtilement et esthétiquement architecturé, si bien que sont conjointement sollicités le Principe de Raison et son contraire, le Principe d’Imagination. Je suis à la rencontre des deux, ce qui m’autorise à voir aussi bien l’envers des choses que leur endroit. Cette façade de pierres nues, j’en saisis le revers de chair, j’en éprouve les douces fragrances, j’en dissèque tous les sucs jusqu’à la prolifération exacte de la sensation la plus insoupçonnée, la plus celée. Un monde est là qui en contient un autre, emboîtement gigogne des sens multiples toujours finement armoriés du visible dont la doublure d’invisible est le secret, la découverte la récompense. Se laisser aller dans la confiance à la brindille d’air, au gonflement du nuage, à la dérive souple du ciel.

   Je suis arrivé à un endroit où le chemin palpite, frissonne, ne semble plus connaître le lieu de son être. C’est toujours cette manière d’hésitation, de confusion qui se produisent à l’orée du surgissement de toute merveille. Je sais, en moi, au fond le plus intime de mon ressenti, que quelque chose va avoir lieu du genre d’un éblouissement, que quelque chose d’inouï va enfin dire son nom, que ce nom va se déployer selon tous les horizons, que je serai moi-même tous ces horizons, toutes ces perspectives flamboyantes, que le ravissement s’emparera de mon âme infiniment dilatée au bord du retournement de soi, autrement dit sur le seuil de la connaissance ultime de ce qu’il y a à connaître, un paysage dans la grandeur de son poème, un être dans le luxe de sa polyphonie, un sentiment parvenu à son acmé, cette infinie brillance qui habite l’homme dès qu’il se sent relié à la généreuse amplitude du cosmos.

   Les roches qui, jusqu’ici, étaient taillées à angles vifs, voici qu’elles se mettent à bourgeonner étrangement, manières de tubercules emmêlés les uns aux autres, chaos de pierres basaltiques criblées de trous en maints endroits. Il n’y a plus de chemin, seulement un genre de sentier tracé au vif de la conscience, pétri d’ineffables intuitions. Le chemin s’ouvre à mesure que j’en découvre la nécessité au plein de qui je suis. Et, présentement, je suis le chemin qui est moi dans une étonnante réversibilité des phénomènes. Je ne suis moi qu’à être la roche, elle n’est roche qu’à me rejoindre en ma feuillée la plus secrète. Mes pieds nus se posent amoureusement sur le lit de pierres ponces. Parfois de lisses obsidiennes tracent en moi la douce empreinte de l’accueil. Mystérieuses analogies, surprenantes correspondances, camaïeu accompli des sources confluentes, merveilleuse indistinction des ressources originaires. Je ne suis ici, en mon être, qu’à rencontrer cet autre en qui je deviens l’Unique, cet autre qui me visite dans l’abîme de ma propre nature. Combien alors l’ardeur à vivre devient facile, alimentée à toutes les genèses qui m’ont constitué et restituent, en ce temps, en ce lieu, les multiples efflorescences du passé, l’étendard des projets futurs, la lame incisive de l’instant dans son évidence de feuille de silex tranchant. Tranchant, oui, mais dans l’exactitude de l’être à coïncider avec lui-même, sans épaisseur, sans distance, avec la précision de ce qui est beau, de ce qui est vrai.

    Je sors tout juste du boyau qui avait accueilli mon corps dans le même amour que met une mère à porter en sa chair la graine neuve de son enfant. Une naissance qui est ‘re-naissance’. Un rite de passage avec ses lourdeurs laissées aux ombres, avec ses essors confiés au ruissellement de la belle lumière. Tout s’espacie avec grâce. Tout se donne dans la corne d’abondance de la joie. De part et d’autre du champ de ma vision s’élèvent de Hautes Montagnes ciselées par la pureté neuve de l’air. Leurs faces tournées vers le ciel sont des miroirs de haute destinée qui ne communiquent qu’avec l’Infini, dialoguent avec l’Absolu. L’Infini, l’Absolu : la Beauté au sommet de qui elle est, la Raison et ses pierres aiguisées, l’Art en ses splendides donations. Une vallée s’ouvre infiniment entre les lèvres brunes des versants. Elle s’évase en allant vers le lointain. Un lac immense miroite, fait battre ses eaux, tantôt cendrées, tantôt de la teinte de l’émeraude selon les variations de la clarté. Des flocons d’ombre, parfois, courent au ras de l’eau, y dessinent des remous, y impriment des lignes de fuite. Des grappes de maisons habitent une anse, des coques de bateaux azuréennes flottent dans de minuscules criques, une île tout en longueur porte en son centre un château de pierres blanches entouré d’un jardin luxuriant. Des palmiers s’ébrouent au vent, de larges sycomores y étalent leurs ramures, des ifs-chandelles dressent leurs frêles flèches pareilles à des dagues célestes.

   Maintenant j’avance au bord du lac sur le sentier circulaire qui en fait le tour. Sur de hautes tiges les grappes des digitales, bleues et roses, s’agitent doucement dans le vent qui chante et musarde. Le silence est partout, parfois traversé des trilles joyeux d’oiseaux invisibles. Au loin est un fin brouillard qui enveloppe toutes choses dans un cocon de soie. Une barque de bois usé, d’un outremer délavé, est attachée au rivage par une corde. Il me semble, soudain, qu’elle m’attend, m’invite au plaisir infini d’une traversée. Je monte à bord. De minces vagues clapotent le long de la poupe, font osciller l’esquif, identiquement à ces gondoles de Venise qu’animent d’étranges mouvements de balancement à contre-jour des eaux plombées de la lagune. Je saisis les avirons et commence à me diriger vers le large. J’ai l’impression d’être seul dans cette immensité liquide que coiffe un ciel uniformément gris, pareil à une étoffe précieuse. Au loin, mais aisément reconnaissables, d’élégantes silhouettes se découpent sur le fond de l’air. Ce sont des femmes vêtues d’étincelantes tuniques blanches. Elles tiennent à la main des ombrelles de couleur parme. Un signe de distinction bien plutôt qu’une protection contre la lumière. J’entends parfois, selon la direction du vent, leur joyeux babil, on dirait une colonie de jeunes enfants s’égayant parmi les coulisses heureuses de la Nature.

   J’ai posé les avirons au fond de l’embarcation et je me laisse aller à la plus apaisante des rêveries. Un peu comme le bon Jean-Jacques sur le lac de Bienne. L’existence coule avec facilité de la même façon que le font les filets d’eau qui cascadent des montagnes et rejoignent la nappe immobile du lac. Puis la barque se dirige, sans que j’aie fait quelque mouvement que ce soit, en direction du sud. De grands cygnes au plumage d’écume, deux à l’arrière de mon navire improvisé, deux sur les flancs, un en tête, escortent le convoi avec toute la grâce due à leur rang. Ils agitent doucement leurs palmes noires, inclinent leur bec orange vers l’eau, leur œil de jais aiguisé comme le canif. Ils semblent conscients d’accomplir un genre de rite conforme à leur essence. Accompagner un Inconnu vers l’indicible contrée des mirages et des hallucinations diverses. Si bien que je m’attends, à tout moment, à voir surgir sur la plaine d’eau, la couronne des palmiers qu’agite l’Harmattan, une oasis émeraude, des grappes de dattes brunes couvrant le sol de sable. Parfois ces nuages de plumes poussent mon embarcation avec plus de vivacité, parfois ils ralentissent le rythme, souhaitant sans doute, me laisser tout le loisir d’admirer ce paysage aussi romantique que sublime.

    Et voici que des grèbes huppés se mêlent au convoi. Leur tête est vive et un brin espiègle, l’œil traversé d’une rapide flamme, des plumes orange qui flamboient, huppe de suie, ils sont un enchantement pour les yeux, des manières d’oiseaux oniriques, si irréels qu’on pourrait en traverser le massif de plumes sans même les toucher. Cette immense surface d’eau est le lieu de tels prodiges ! Puis les grands oiseaux s’écartent, les grèbes plongent pour ne ressortir que bien plus loin dans un arc-en-ciel de pluie. Le lac s’étrécit, semble parvenir à son terme. Un mince panneau de bois sur la rive droite porte l’inscription :

 

Les 6 Ecluses

Ici commence le merveilleux chemin

Des Métamorphoses

 

   Bien entendu ma curiosité est piquée au vif. Métamorphoses, certes, mais lesquelles ? La barque s’engage sur un étroit canal que recouvre un arceau de lianes, bougainvillées d’un rose soutenu. Je dois légèrement incliner ma tête, frôlé par les doux pétales, environné d’une fragrance suave, un genre de miel. Une eau miroitante clapote dans le clair-obscur du tunnel. Première écluse dans un tourbillon d’eau et de bulles cristallines. Etrangement, je sens mon corps animé de mouvements inhabituels, des courants s’y déploient, des métabolismes y sont à l’œuvre, des résurgences y trouvent à s’exprimer. Parallèlement, des images surgissent, tapissent les parois de ma tête. Un village blanc perché sur un promontoire. Des ruelles tortueuses pavées de schiste. Une large baie ouverte sur la mer. La façade uniforme de la Sociedad La Amistad’, ses joueurs de cartes, ses buveurs de bières, la Promenade envahie de touristes. Me voici, rajeuni de quelques années, en Pays Catalan, au centre de Cadaquès-la-Belle, ce genre de double paysager dans lequel, autrefois, je m’immergeais avec un si évident plaisir.

   Troisième écluse qui cascade vers l’aval géographique mais aussi vers ces temps qui furent, aujourd’hui nimbés d’une brume diaphane. Matin. Soleil radieux. Cousin Jo et moi remontons la Rivière Hérault, laissons derrière nous Agde-la-Noire, ses maisons de lave amassées autour de son vieux marché. Des lignes suivent l’embarcation, des mulets s’y prennent que nous déposons sur un lit d’algues et de mousses. Nous arrivons au grau d’Agde, dépassons le phare blanc couronné de rouge de La Tamarissière. La mer, vers le Fort de Brescou est une nappe d’huile étincelante. Les yeux rieurs de Jo s’emplissent de larmes sous la poussée de la lumière. Au large, nous relevons des filets habités par des rascasses, des maquereaux, des herbes marines aussi. Nous faisons une collation : tranches de saucisson, généreux vin rosé dans la bouteille qui sue et se couvre d’un fin brouillard. Dans mon anatomie adolescente, cette partie de pêche matinale fait son joyeux tumulte. Immense plaisir d’exister, ici, sous le ciel illimité, sur le champ d’eau bleue qui fait penser à l’infini, aux songes bien au-delà des choses qui résistent et se cabrent, parfois.

   Sixième écluse. Je continue à descendre les degrés qui ne sont qu’un retour amont, qu’une retrouvaille de lieux et d’amis ensevelis dans le lit profond du souvenir. De bois quelle était, la barque est devenue de tôle noire, munie de lourds avirons. Je suis sur la rivière de mon enfance, cette Leyre si plaisante, si rustique, bordée du rideau des aulnes, regardée de haut par les torches des peupliers. Je godille entre les touffes des roseaux, je franchis les minces détroits semés de cailloux, je serpente parmi le peuple des nénuphars. J’ai dans les dix ans et toute la vie devant moi pour explorer ce site qui m’appartient, avec lequel j’entretiens une filiale union. Sur la haute falaise, les premières maisons de Beaulieu, les touffes de lilas odorants, les jardins potagers où court l’eau fraîche qui abreuve les légumes. Le bruit des avirons qui heurtent la feuille d’eau à intervalles réguliers est le métronome de cette vie paisible, presque immobile, sauf les trajets syncopés des libellules, le cri parfois d’un pic-vert dérangé dans son labeur têtu, obstiné, devenu presque immémorial. La barque glisse parmi les noisetiers de la rive qui sèment leurs chatons à la volée. Elle dépasse la Grève de Talbert, là où le courant s’accentue, laissant la place à de rapides tourbillons.

    Des craquements dans la coque, des sortes de torsions, comme si le métal convulsait pris par une étrange danse de saint Guy. La tôle semble s’enrouler sur elle-même, donnant naissance à des volutes. La traverse de bois sur laquelle je suis assis devient plus souple. L’embarcation étrécit, si bien que je sens tout contre mon corps palpiter ses flancs légers, ses flancs de roseaux. Oui, de roseaux, il me faut me rendre à l’évidence. Ma barque est devenue ce genre de périssoire à la poupe relevée, à la proue animalière, pareille à celles qui flottent en Bolivie sur les eaux limpides du Lac Titicaca. Ma tête de jeune enfant s’est vêtue du ‘chullo’, ce couvre-chef tricoté pourvu de cache-oreilles, prolongé par une tresse de couleur foncée. En diagonale, autour de ma poitrine, un ample châle tricoté, retenu par un nœud sur le devant, un poncho fleuri armorié de broderies aux couleurs vives, large pantalon de toile beige.

   Mes mains sont tannées, colorées par la vive lueur du soleil, l’air vif de l’altitude de l’Altiplano, les éclats qui proviennent des miroitements intenses du Salar de Uyuni, là-bas au loin, mais infiniment présents dans ma neuve conscience. C’est comme si je naissais dans un nouvel ordre du Monde, façonné à la seule force de mon imaginaire, bâti au regard de mes affinités, élaboré selon la pliure de mes plus vifs désirs. Juste un Monde pour moi, un microcosme intime, un jeu de construction tissé des dentelles du rêve. Suis-je heureux ? Nul n’est besoin de poser la question, certaines évidences se lèvent d’elles-mêmes sans qu’il soit besoin de les solliciter, de les obliger à sortir d’une coquille qui les enclorait dans un vain mystère.

   Y aurait-il quelque chose qui soit plus empreint d’une juste félicité que de vivre au plein de ce que l’on aime, sans effort, juste un regard et ce que vous attendez vous sourit à portée de la main, à l’horizon des sentiments, dans l’exacte pliure de l’amour de ce qui est ? Voici la vie en sa plus belle donation. Je suis moi et le monde qui m’entoure en une seule et unique effusion de ma singulière présence. Plus même, c’est moi qui donne existence à ce paysage, qui l’apporte sur cette scène à chaque fois neuve, une certitude au plein de la chair, celle de connaître l’arbre, la terre, le flocon de brume comme l’on connaît la réalité de ses bras, les lignes de ses mains, les sensations de ses pieds lorsqu’ils foulent un sol connu, aimé entre tous.

   Après avoir franchi l’escalier d’écluses, me voici au-dessus d’un paysage qui s’étend largement devant mes yeux agrandis par une bien naturelle curiosité. C’est l’heure crépusculaire, l’heure du repos qui précède la préparation de la nuit. Tout est calme qui retourne à une sorte d’état premier, d’innocence originelle. Je dois mettre mes mains en visière tout contre mon front afin de m’habituer à cette lumière d’or et de corail qui tapisse la totalité de la scène. Tout, ici, se donne dans la pure beauté. Je crois reconnaître ces fameuses Rizières du Yunnan dont j’avais vu les images sur les pages colorées d’une revue. Des plans d’eau en escalier dévalent la pente avec des reflets de cuivre. Les lignes noires des digues les cloisonnent en des myriades de parcelles étincelantes. Mon esquif de roseaux se fraie un chemin parmi le peuple liquide, emprunte les minces chutes qui font communiquer les bassins entre eux. L’air est pur, fécondé par la surabondance de lumière, il monte jusqu’au ciel où il s’épanouit en gerbes qui me font penser à la couleur des pains au sortir du four.

    Je rencontre quelques paysans et paysannes. Tous coiffés de larges chapeaux de paille. Les hommes sont en habits vert-bouteille avec une tunique au col Mao. Les femmes sont vêtues d’étonnants saris noirs que traverse un bandeau de tissu clair cintrant leur taille. Leurs gestes sont aussi sûrs qu’élégants. Sans s’arrêter une seule minute, ils façonnent la boue des digues qu’ils travaillent avec de larges houes. Parfois ils sculptent de leurs mains de minces canaux chargés d’évacuer le trop-plein. D’autres fois, se baissant vivement, ils saisissent des carpes aux ventres lourds, lesquelles constitueront, avec du riz, leur repas quotidien. L’eau cascade de terrasse en terrasse avec un bruit léger, on dirait une clepsydre qui compte les heures de ce peuple heureux des rizières.

    Des gestes amicaux saluent mon passage. Des sourires éclairent les visages pareils à des terres cuites. La fin de journée progresse lentement. La lumière se teinte d’indigo. Mon esquif de roseaux navigue lentement. Je trouve un abri dans l’anse d’un bassin. Je me sustente de quelques fruits cueillis sur un pommier dressé sur une butte de terre. Petit à petit le ciel devient d’encre, quelques étoiles s’allument à l’orient. Elles font leurs traits lumineux pareils à des jeux d’enfants, des sortes de marelles tracées sur la dalle immense du firmament. Tout au fond de mon esquif, je me dispose en chien de fusil, couvert du long souffle des constellations. Les rêves en longs cortèges traversent le berceau de ma tête. Il n’en demeure, au réveil, que quelques fragments illisibles, quelques images qui fusent et s’étoilent en arrière de mes yeux.

   Le jour est levé. L’aube bleue est encore teintée de fraîcheur. Ma barque flotte doucement, avec de lentes oscillations sur une étendue d’eau que cerne un long rivage habité de cabanes de roseaux. J’aperçois quelques enfants vêtus de riches tenues colorées, chapeau de laine sur la tête, ils paraissent occupés à pêcher, une longue gaule de bambou au bout de leurs bras. Je pose pied à terre et j’entreprends de marcher en direction du levant, là où la clarté ruisselle, pareille à l’eau vive d’un torrent. Petit à petit je gravis les flancs d’une colline semée de gros coussins d’herbe jaune avec, dans la perspective du paysage, de drôles de vapeurs blanches qui fusent du sol, entourées d’une boue qui gonfle sans doute sous l’effet d’une lave terrestre remontant des grands fonds, lâchant ses bulles soufrées à la surface. Le point de vue est sublime.

   Dans un lac aux eaux translucides se reflète une montagne de couleur parme. De hautes graminées s’agitent sous la poussée d’un vent léger. Vers l’ouest une immense steppe court jusqu’à l’horizon. Des mares d’eau bleue en rythment la surface. Des troupeaux libres de camélidés broutent paisiblement. Des alpacas à l’épaisse toison lisse et soyeuse ; des vigognes au beau pelage orangé ; de grands lamas bicolores, gris et blancs, noirs ; d’autres couleur de café, certains avec des nœuds de laine rouge fixés à l’extrémité de leurs oreilles par des bergers. Eux, les bergers, je les vois bien plus loin qui viennent rejoindre leur troupeau. Je m’amuse à suivre leur trajet parmi les herbes folles de la steppe un long moment.

    Puis je me retourne et fais face à la pure merveille. Un Large Plateau est semé d’une eau claire, écumeuse, une neige par endroits, un soudain éblouissement. Mais qui ne blesse nullement, au contraire enchante. Plus loin la nappe d’eau est d’un rose soutenu, belle couleur florale, capiteuse et libre de soi, calmement étendue sous le dôme du ciel que traversent de gros nuages de coton. J’en sens la splendeur jusqu’au centre de mon corps. C’est si rassurant d’être là, au milieu de ce qui se donne avec une telle générosité. Pas de plus beau spectacle au monde que celui-ci en cette heure si singulière qui n’aura nul équivalent. Accomplie jusqu’à l’excès dans la figure inventive de l’instant.

    Au premier plan une immense colonie de flamants roses. J’entends le claquement de leurs becs, leurs cris, ces étonnants bruits de gorge pareils à celui des râpes sur l’écorce des fruits. Je vois leurs ballets incessants, le fourmillement de leurs longues pattes, chorégraphie de minces bâtons enchevêtrés. Je vois le dessin harmonieux de leur long col de cygne, la tache noire de leurs becs. Je vois leur envol, cette ligne infiniment tendue, le charbon de leurs ailes, le corail vif aussi, les rémiges largement dépliées, le cou étalé, l’éperon de la tête qui fend la masse d’air, les pattes dans le prolongement du corps qui semblent d’inutiles attributs. J’emplis mes yeux d’autant d’images qu’ils peuvent en contenir, je les engrange dans le musée de ma mémoire, j’en ressortirai des essaims de sensations lorsque l’hiver sera venu, que les journées seront longues, poudrées de suie, cernées de gel.

   Quelque chose encore rutile là-bas au pays des prodiges. Oui, c’est cela, je reconnais la vaste étendue entièrement blanche du Salar d’Uyuni, les polygones cristallisés qui animent sa surface, l’intense lumière prise au piège qui ricoche entre ciel et sel. L’horizon semble sans limite, se perdant à l’infini. Impression saisissante de solitude et pourtant je ne me sens nullement orphelin, habité de l’intérieur par toute cette magie qui ruisselle, fascine, appelle à la rejoindre. Pays des mirages certes mais qui ne saurait s’inscrire en pure perte. Ces vagues de clarté, je les sens en moi dont ma chair est fécondée, ma peau illuminée. On n’est jamais perdu lorsque la lumière est présente. Elle est ce message de paix intérieure, cet espoir qui chemine et ouvre la voie en direction d’un futur qui sourit de sa belle bouche étincelante.

   Des tas de sel s’impriment dans leur régularité de pyramides exactes, genres de cônes gris qui sont les signes du désert, sa conscience à peine soulignée. Ces tas, dans leur apparente stupeur sont, en réalité, fertilisés, ensemencés par le rude travail des hommes. A simplement les regarder et c’est tout un Peuple de l’immensité blanche qui surgit et ce sont des faces laborieuses tannées, usées par le soleil. Mais combien de symboles positifs y sont inclus : persévérance, foi en la matière simple, minérale qui est leur lot commun, la provende au gré de laquelle leur existence est assurée sur ce bout de terre à l’écart du monde.

   Le soleil a lentement poursuivi sa longue course arquée. Il est à présent à son acmé, intense boule blanche roulant sa couronne de flammes au zénith. Tout, sur le sol de sel demeure figé. Plus rien ne bouge et les insectes sont tapis quelque part dans une mince lunule d’ombre. Je marche sur la croûte de sel qui craque sous mes pas. Je sens la chaleur intense qui traverse mes semelles, irradie mon corps à la façon d’un rutilant feu de Bengale. En cet instant, je ne dois guère être différent d’une statue de sel connaissant le moment de sa gloire, un geste suspendu à l’éternité. Cependant je m’abaisse vers le sol. Une ouverture s’est faite dans le lac minéral, une anse d’eau turquoise que limite une montagne nue, pelée, aux flancs rabotés par l’aridité ici présente. Je saisis de larges dalles de pierre à la géométrie aigüe. Je les entasse avec une grande attention afin de réaliser un cairn en tous points semblable à la montagne qui me fait face.

    En quelque manière un microcosme dialoguant avec le macrocosme dont il n’est que le reflet, la modeste réplique. Un monde miniature imitant le Monde réel à l’illisible typologie, la courbure de la Terre est immense et, nous les hommes, sommes si petits, infinitésimaux, genres d’insectes amassant leurs brindilles au hasard des chemins. Mais me voici pourvu d’inestimables dons. Entre autres ils se nomment Hautes Falaises de Marbre, Rizières du Yunnan, Altiplano. Ils se nomment beauté et font leurs trajets dans le corridor des souvenirs. Comment pourrais-je les oublier ? Comment pourrais-je m’éloigner de cette si accueillante Nature, notre Mère à Tous que nous devons protéger et fêter à la hauteur de sa grâce, de son exception ? Tous ces paysages sont beaux, géologiquement façonnés par une longue patience, immensément étendus sous le ciel, ils requièrent notre conscience attentive, nous devons en avoir la garde, les protéger. Ils sont nos génies tutélaires. Nous sommes leurs fils et leurs filles aimants. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 avril 2021 5 23 /04 /avril /2021 16:58

 

L’aventure fictionnelle ou l’impossible réel
mardi 23 octobre 2012, par Jean-Paul Vialard 
 
©e-litterature.net

 

L'Aventure fictionnelle ou l'impossible réel.

 

 

 

  Le réel est une question. Une vraie question dont bien souvent nous ne prenons pas la mesure. Comment nous apparaît-il ? Comment nous parle-t-il ? Comment pouvons-nous le faire nôtre, le posséder en une certaine manière ? Est-il si facile à appréhender qu'il y paraît de prime abord ? Et puis pouvons nous en saisir la substance ou bien n'est-il qu'une pure illusion à l'orée de notre conscience ? Le réel est-il ce qui fait constamment phénomène devant nous et que nous acceptons aussitôt dans une manière d'évidence ? Est-il le même pour chacun d'entre nous ou s'illustre-t-il sous des figures différentes ? Une simple question de "point de vue" dont notre subjectivité nous assurerait d'une façon singulière ? Mais prenons un exemple concret seul à même de nous guider dans une connaissance qui, faute de s'appuyer sur lui, demeurerait une simple méditation intellectuelle.

 

    Le phénomène du paysage.

 

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                                             (Photographie de l'Auteur).

 

  Ce paysage, au bord de l'Océan, avec son ciel gris-bleu, l'écume blanche de ses vagues, ses barres de rochers inclinés, son sable parcouru de rides, les traces de pas, nous apparaît dans une forme qui ne peut témoigner que de sa réalité. Mais cette prétendue réalité est-elle vraiment à la mesure de ce que nous attendons : à savoir qu'elle nous assure de sa présence avec suffisamment de certitude ? Si le mot de "réalité" (du latin "res", la chose), désigne le caractère de ce qui existe effectivement, par rapport à ce qui est imaginé, rêvé ou fictif, nous ne pourrons que nous accorder, placé face à ce fragment de  nature, sur son existence effective. Il y a bien ces rochers sur lesquels nous pouvons marcher, cette eau dont nous sommes à même d' éprouver la fraîcheur,  ce sable qu'il nous est loisible de faire couler entre nos doigts. 

  Toutes ces choses ne sont pas seulement des sortes d'hallucinations, de sentiments que nous éprouverions à leur endroit, de fictions dont nous aurions établi les fondements sur le rivage à la seule grâce de notre imaginaire. Mais pour que ces choses du réel puissent nous atteindre avec une manière d'authenticité nous assurant bien de leur être, il faut à notre perception des assises suffisamment stables, immuables; à notre entendement un cadre intangible sur lequel il puisse établir quelques hypothèses vraisemblables.

Seulement, si le paysage considéré paraît assurer son règne dans une relative permanence, nous-mêmes, en tant qu'observateurs, ne sommes  jamais dans une position identique qui assignerait ce cadre de la nature à une sorte de vue fixe, indépassable, ni dans les limites de notre propre corps, ni dans le cercle de nos idées constamment soumises au nomadisme de l'exister. De ce simple fait, nous portons toujours sur les choses que nous rencontrons des vues constamment changeantes, nous les jugeons selon telle ou telle inclination passagère. Cette simple mobilité, cette disposition permanente à la plasticité installe le monde dans un jeu kaléidoscopique, dans une saisie pareille au tremblement de l'existence, lequel, parfois, ne nous propose guère de ce fameux réel que des esquisses floues, toutes proches du mirage. 

  Considéré de la sorte, le paysage dont les fondements nous semblaient assurés pour l'éternité, ne nous apparaît plus avec la même persistance, la même structure immuable. Or, toute réalité, pour faire sens, a besoin de s'installer dans une postérité l'assurant d'une forme stable.  Ce rocher devant nous, soumis au changement permanent et à une certaine forme d'érosion sinon de corruption peut-il témoigner de ce qu'il est vraiment alors qu'à chaque instant la vague vient lui ôter quelque fragment de sa substance ? Il n'est "réel" qu'à l'aune d'un temps figé de l'ordre du concept, non référable à l'essence de l'exister toujours soumise à l'impermanence, au renouvellement, au recyclage des éléments.

  Et puis l'homme n'est pas sans mémoire, sans vécu. Observant ces rochers, cette eau, ce sable, il ne reste pas dans une espèce de sidération qui le placerait vis à vis de ces choses avec une vue unique, des émotions stables, des idées définitives. Dès que l'acte perceptif s'ouvre, aussitôt surgissent mille perspectives, mille projets, mille foisonnements multiples faisant la richesse de l'individu, sa disponibilité au déploiement, à l'efflorescence, à la quintessence. Toutes ces conditions de la multiplicité du vivant ne pourraient lui être ôtées qu'à suspendre son essence, à le précipiter dans une manière d'hypostase le ramenant aux contingences les plus limitées. Sans tomber dans les excès projectifs de l'animisme faisons, l'instant d'une courte pause, l'étonnante hypothèse que les choses seraient douées d'une conscience, cette dernière fût-elle infinitésimale.

  Et inversons le cadre perceptif en assurant au rocher, à l'eau, au sable, quelque infime qualité de "jugement". Mais alors, l'homme que vous êtes, en train de regarder ces merveilles de la nature sera évalué à l'aune de ses manifestations changeantes et imprévisibles, de ses voltes multiples, de ses brusques retournements, de ses allers et retours primesautiers et bien malin serait, du rocher, de l'eau, du sable, celui qui pourrait tracer votre portrait, décrire votre image, esquisser les contours de votre singularité. Entre eau; rocher; sable il ne pourrait y avoir que polémique, chacun étant assuré d'avoir perçu votre propre réalité dont il ne saurait y avoir d'autre forme possible.

  Et cette réalité multiple que les choses percevraient théoriquement de votre apparence ne se distinguerait guère des réalités plurielles qui ne manqueraient pas d'apparaître aux yeux d'autres observateurs. Il est dans la nature de l'acte de saisie du réel de sélectionner, trier, classer selon sa propre inclination. Chacun s'inscrit dans cette visée à partir de ses expériences particulières, ses affinités, ses tendances et quantité d'autres menues considérations. Le rocher, depuis sa compacité, son opacité, sa densité, n'a rien à nous révéler du point de vue de sa réalité effective. Il n'est que mutité, cécité, surdité. Sauf à s'installer dans une forme de pensée magique, la pierre, le galet n'ont rien à nous dire de leur réalité, n'ont rien à prouver de leur matérialité. Ils sont posés devant nous avec la force de l'énigme et c'est bien nous qui avons à les pourvoir d'un langage, à les installer dans une parole signifiante. La réalité, c'est nous qui la leur conférons, chacun à notre manière, avec nos passions ou nos indifférences, avec nos certitudes et nos doutes. 

  Du réel nous ne prélevons jamais que quelques indices que nous réaménageons constamment pour en faire du vraisemblable, du possible, du palpable, de l'interprétable, du compréhensible. C'est une des raisons pour lesquelles nous nommons les choses : afin que, sorties de la densité matérielle, elles puissent parvenir à une désocclusion. Notre regard les en assure, notre esprit pourvoit à leur émergence, nos actes les mettent en jeu sur la scène du monde. L'arbre existe-t-il réellement à l'abri de la vision humaine ? Le désert a-t-il encore quelque signification quand le nomade l'a déserté ? La nappe liquide au fin fond de la forêt tropicale humide a-t-elle encore la moindre justification quand le peuple de l'eau l'a délaissée?  Le réel est une constante et infinie construction intellectuelle. Il n'est jamais sans l'œuvre de l'homme, jamais sans son concept, son imaginaire, ses émotions, sa capacité à créer, sa propension à assurer le vivant de son attention toujours renouvelée. Des choses réelles à notre propre réalité, de notre propre réalité aux choses réelles, il y a toujours constant réaménagement, changement de perspective, considération, en définitive, d'une toujours nouvelle réalité succédant toujours à une autre réalité de nature différente.

  De façon à rendre ce réel stable et interprétable avec exactitude, il faudrait aménager un suspens du temps, de l'espace. Ce qui revient à dire : sortir du cadre sensible dont nous sommes affectés tout au long de notre existence (les choses aussi, bien évidemment) pour se retrouver dans l'absolue certitude de l'Idée. On aura compris qu'une décision de cette nature ne saurait nous appartenir. Elle fait seulement signe en direction d'une visée théorique, d'une contemplation. Pour le dire autrement, le réel n'est qu'une pure virtualité s'actualisant toujours selon une subjectivité, en un lieu et un moment donnés jamais renouvelés. Le réel est toujours à construire. Seule la conscience de l' homme, de chaque homme, est en mesure  d'en poser les assises signifiantes.

 

    Prélever des fragments du réel.

 

  Non seulement le réel est changeant, protéiforme, mais il ne nous apparaît jamais en totalité. Le monde ne se livre à notre regard qu'avec parcimonie, selon une succession de facettes dont notre conscience cherche constamment à faire la synthèse. Le Philosophe Alain faisait remarquer que le dé à jouer ne se donne jamais à voir que dans une manière d'incomplétude, face après face, sa représentation globale résultant d'une activité constituante de l'esprit humain. 

  Ainsi, cette eau de l'océan, de proche en proche, fait-elle signe en direction de toutes les eaux de l'univers. Il en est de même pour les rochers et leur relation avec la terre, l'air et l'immensité de l'espace ouranien. Toujours un trajet du particulier à l'universel. Mais pour bien percevoir le monde en son déploiement, ses innombrables lignes de fuite, ses infinités d'interprétations il faut partir du fragment, du simple, de l'élémentaire et les rapporter à soi afin d'y faire surgir une première compréhension. Cette réalité du rocher qui me fait face, avant d'être idéelle et universelle est réalité-pour-moi; elle joue en écho avec ce que je suis en essence, avec mes préoccupations, mes affinités, mes souvenirs, mon imaginaire. Jamais le rocher-pour-moi ne peut être le rocher-pour-l'Autre. Ce rocher posé là, devant moi, s'il a bien été crée par la Nature, c'est toutefois moi qui lui ai accordé une réalité. 

  Le perçu avant d'être simplement une réalité purement subsistante est conçu, c'est à dire que j'en constitue l'origine, que je lui donne acte par une pure décision de ma subjectivité. Telle chose que j'ignorerai dans ma quête perceptive sera, au contraire, mise en valeur par un Autre que moi. Autrement formulé : le réel, nous lui accordons sa mesure à l'aune de nos intérêts, de nos tendances, de nos choix. Le réel apparaît donc comme le résultat d'une pure délibération de l'individu.

  S'il y a communauté des points de vue et accord réciproque sur ce fragment de paysage avec Celui qui, comme moi, contemple , il ne saurait y avoir fusion des mondes. Le monde-mien est toujours différent du monde-tien, tout simplement relativement au fait que nous n'habitons pas les mêmes frontières de peau et que la peau enserre, symboliquement parlant, des expériences différentes, des vécus s'alimentant à des sources distinctes. Ainsi le réel-pour-nous résulte-t-il d'une permanente dialectique avec ce qui est autre et toujours nous interroge.

 

    Réel, symbolique, imaginaire.

 

  L'exister, s'il se réfère aux trois registres fondamentaux du réel, du symbolique, de l'imaginaire, ne s'accomplit que sous l'autorité des catégories, lesquelles, au fil du temps ont acquis une souveraineté de droit. L'entendement humain a besoin, pour pouvoir s'exercer, d'opérer par fragments successifs, quitte à en réaliser une synthèse a posteriori. Mais scinder la totalité n'est qu'un pis aller en matière de compréhension du monde. Le réel semble toujours avoir droit de cité par rapport aux autres catégories, comme si le symbolique et l'imaginaire en constituaient des événements périphériques.

  Or, ce paysage, ne peut nullement revendiquer son appartenance à une catégorie plutôt qu'à une autre. Cette partie du monde offerte à mon regard, livrée au travail de ma conscience comporte, à l'évidence, sa part de réel directement perceptible, tangible, mais aussi sa charge d'imaginaire, de symbolique. De ce rocher je peux extraire la statue compacte, lourde, aux formes accomplies; mais aussi bien, ce rocher, je peux l'imaginer semblable au rocher de Sisyphe avec toute sa charge existentielle et métaphysique; aussi bien je peux, à partir de son apparition dans mon champ perceptif, l'assigner à une fiction telle celle de la Roche Tarpéienne à partir de laquelle, dans la Rome antique on précipitait les criminels, les déficients mentaux et physiques. Réel, symbolique, imaginaire s'ils n'apparaissent pas liés d'une façon indissoluble dans nos expériences de vie n'en constituent pas moins les trois attaches significatives dont nous ne pouvons jamais faire l'économie. 

 

    Le rocher perçu : du temps, de l'humain, du langage, de l'art.

 

  Mais revenons au paysage et tâchons d'y trouver quelques explications, quelques débuts de langage qui pourraient s'y faire jour; quelques perceptions dont nous pourrions être saisi dans le recueil de la vision.

  La temporalité ne peut manquer de surgir face à la symbolique qui est latente dans l'image. Au-dessus de l'horizon, cette opalescence, cette vacuité de l'air  n'est-elle pas une vue ouverte à toutes les interprétations, une fuite éternelle vers un infini qui ne peut que nous questionner du fond de son énigme ? Et cette eau bleue et blanche, semblable au pastel, au trait à peine esquissé de l'estompe, n'illustre-t-elle pas une réplique des eaux primordiales dont la terre est issue ? N'est-elle pas une eau purement temporelle promise à une érosion, une dégradation dont les rochers auront à connaître à la mesure de leur délitement, de leur lente décomposition sous la forme du galet d'abord, du sable ensuite, enfin de la poussière comme apparition ultime du réel ?

  L'humain  est aussi présent, non dans une visibilité effective, dans un questionnement seulement. Traces de pas métaphysiques, au sens premier s'entend, posant la question essentielle de ce qui pourrait se découvrir au-delà de la physique, de l'empreinte matérielle des choses, de leur contour dont nous ne sommes parfois assurés que sous la perspective de l'illusion.

  Le langage s'inscrit aussi dans le projet du paysage. Non en tant qu'énoncé clair et évident que pourrait proférer le rocher, de discours que l'eau viendrait murmurer à notre oreille. Ici, c'est le langage du monde en tant que présence dont il faut nous approprier. Bien au-delà des volutes d'air bleu, ce sont de très lointaines contrées qui viennent témoigner de leur appartenance à notre horizon humain, ce sont les tremblements de feuilles en haut de la canopée, les cris des aras, les mélopées de peuples soumis, les chants syncopés venus des plantations de cannes à sucre; ce sont les bruits circulaires de tours de potiers sur lesquels se façonnent les belles œuvres des civilisations, les poteries Nazca dans les Andes, l'écoulement froissé de l'eau dans les rigoles de pierre du Machu Picchu, le chuintement des joncs tressés par les tribus Tiwanaku pour en faire leurs barques végétales.

  L'eau n'est pas moins muette que l'air. Elle s'agite continûment dans ses remous de bulles, ses circonvolutions abyssales ; elle frappe le socle de la terre, érode les côtes, monte à l'assaut des rivages, des îles plates du Pacifique, attaque les glaciers qui s'effondrent dans le froid anonymat des banquises bleues. L'eau dit aux hommes leur belle aventure, leurs explorations, leurs conquêtes, leur inconséquence aussi, leur entêtement à ne pas écouter la grande symphonie des éléments.

  Les rochers inclinés nous font entendre leur longue généalogie, leur bruit de fusion, leur écoulement de lave, leur solidification au cours des périodes géologiques, leurs élévations en dykes que vient perforer l'air chargé de sable. Leur effritement est aussi perceptible dans les ressacs du sable, les remous de poussière. Mais le langage du paysage ne se contente pas de l'émission de quelque vérité primaire entrelacée avec le parcours de l'eau, le feu de la pierre, la fluidité de l'air. Il se mêle aussi de culture, fait naître en nous des images, des mélodies, des situations. Il convoque la figuration picturale, les grandes œuvres que les hommes ont disséminées sur la surface de la terre depuis des temps immémoriaux, à partir des premières manifestations de l'art pariétal jusqu'aux modernes créations de l'art contemporain.

  C'est bien là la force du réel, sa véritable essence que de mobiliser notre imaginaire, de féconder notre disposition au symbole, de nous mettre en demeure d'interpréter ce qui vient à notre rencontre. Le réel n'est jamais un objet compact nous faisant face dont nous ne pourrions que constater la face énigmatique. Nous pouvons entrer en lui, nous assigner à sa désocclusion, le mettre en demeure de nous livrer les clés de sa compréhension. Que seraient, en effet, ces masses d'air, cet océan agité, ces barres rocheuses, ce sable s'ils n'étaient présents pour nous délivrer des messages, pour nous disposer aux multiples interprétations qui saisissent l'homme depuis son premier souffle ? Toute perspective naturelle porte en creux l'empreinte des œuvres humaines. Ce paysage aussi bien que toute chose rencontrée au hasard de notre cheminement. Comment être face à cette manière de démesure sans que surgissent en nous les formes esthétiques qui jouent en contrepoint ? Tout est lié : il suffit de mettre en relation. Mettons donc en relation avec ce qui tient un langage commun.

  Observant les rochers face à l'océan, nous sommes en même temps saisis d'autres lieux, d'autres représentations. Ce qu'il nous a été donné de voir, dans un Musée, dans les pages d'un livre, nous le régurgitons comme un rapace restitue sa pelote nourricière. Nous sommes sur la crête vert émeraude de Courbet, tout près du ciel d'orage; nous observons depuis les rochers noirs d'Homer Winslow les vagues faire leurs assauts d'écume blanche; nous nous tenons en haut de la falaise édifiée par Arthur Hill Gilbert afin de jouir du spectacle des roches fauves que l'eau turquoise vient baigner de ses lames apaisées. Et il faudrait encore ajouter les merveilleuses estampes japonaises de la période ukiyo-e, surtout la Grande vague de Hokusai, avec, en toile de fond, le cône neigeux du Fuji Yama.

  Il faudrait s'entourer d'ambiances musicales comme dans "Les jeux d'eau" de Maurice Ravel; il faudrait hanter les hautes falaises de Bretagne ou d'Etretat; parcourir le sable des dunes tout en haut du Pilat; il faudrait convoquer en un seul lieu, un même temps, toutes les expériences, tous les souvenirs qui peuvent jouer cette partition existentielle si particulière. Une vie n'y suffirait pas. Mais nous n'avons nullement à restituer tous ces arrière-plans; nous n'avons aucune volonté à mettre en œuvre. Tout ceci se fait dans l'immédiateté de la saisie perceptive, presque toujours à notre insu. En effet, comment repérer dans l'émotion subitement ressentie face à cette meute de rochers levés vers le ciel, la situation ancienne qui en constituait les fondements : peut-être les premières pierres signifiantes dont notre enfance dressa le cadre ? Mais peu importe, l'événement qui nous mobilise tout entier dans notre contemplation de l'étendue océane n'a nul besoin d'être interprété pour faire sens. Sans doute avons-nous même oublié les minces aventures qui en constituèrent les prémices. La présence du lieu se suffit à elle-même.

 

    Le paysage réel considéré comme fiction.

 

  Ces quelques considérations nous permettent cependant de considérer d'une autre manière le fragment de nature dont nous faisons l'expérience. Cette eau, ces rochers, ce ciel écrivent une histoire, mettent en place les assises d'une fiction. Le réel n'est jamais une donnée pure qui pourrait s'abstraire de toute contingence. Le réel porte toujours avec lui quantité de significations associées, de menus faits divers, de digressions. Jamais il ne nous est donné comme un absolu, jamais il ne revendique de position objective, irréfutable. Bien au contraire il autorise toutes les fantaisies, il apparaît en de multiples esquisses se reconfigurant sans cesse.

  Faute d'être cela, privé de sa plasticité essentielle, il n'aurait plus d'espace où dérouler son jeu. Il ne serait alors qu'une eau morte, fossile, enfouie sous des strates d'incompréhension. L'intérêt du réel, dans la rencontre que nous faisons de lui, est bien de nous autoriser à l'interpréter à notre guise. Le monde-pour-moi n'est jamais une duplication du monde-pour-l'Autre. Et c'est, du reste, parce que nos deux mondes sont différents qu'ils sont compatibles et peuvent dialoguer dans l'ordre de la différence, de la comparaison, de la complémentarité. Rien ne peut jamais signifier à partir d'une fusion en miroir. Le monde n'est monde que parce qu'il porte en lui les conditions d'une dialectique, parfois d'un combat, souvent d'un accord. 

  Si nous avons pu émettre quelques idées sur ce réel en question c'est uniquement en raison de sa capacité à se constituer enparenthèse fictionnelle. Si, par nature, il avait été dépourvu de ce langage, il n'aurait pu nous apparaître que sous la figure de la mutité, de l'incommunicable, de l'incapacité à affirmer son être. Et l'être-réel-du-monde, c'est bien sa disposition à l'événement, son ouverture à l'histoire, à la narration, sa toujours possible inclination à projeter du sens, sa quête en direction de la fable, du poème, du chant. L'être-réel-du-monde n'a d'autre alternative que d'inscrire sa progression dans une ouverture polyphonique. Privé de voix, il ne serait plus. Il n'aurait plus espace ni temps où se déployer.

 

    L'exister comme fiction.

 

  Mais nous avons déployé assez de notions à propos du paysage et du sens caché que l'on pouvait y déceler. Il s'agit maintenant de se poser la question de savoir si l'existence en totalité peut se rapporter à la fiction. Qu'en est-il de notre propre réalité et pouvons-nous l'approcher avec suffisamment de pertinence ? De prime abord le problème semble être celui du recul nécessaire à notre propre jugement nous concernant. Et ici il ne saurait s'agir d'objectivité. Nous ne pouvons être qu'un Sujet en quête de lui-même : à savoir une pure subjectivité. Le recul se réfère plutôt à l'ampleur de vue nécessaire pour saisir, d'un seul empan, la totalité de notre existence. 

  Bien évidemment nous sentons aussitôt que nous butons sur un obstacle infranchissable de l'ordre de la métaphysique. Observer notre réalité entière implique notre finitude. Nous ne sommes "fini" qu'une fois mort, ce qui revient à dire que la tâche synthétique revenant à notre conscience apparaît aussitôt nulle et non avenue : une aporie. Seul le Néant pourrait nous servir d'issue mais nous savons qu'une telle hypothèse est absurde par nature. Et puisque nous ne pouvons nous-mêmes nous commettre à faire le récit de nos existences, d'autres s'en chargeront à notre place qui écriront une fable, faute de posséder toutes les clés de notre compréhension.

 

    Ecriture et réel.

 

Mais, l'espace d'un instant, laissons libre cours à une aventure existentielle toujours possible. Parvenu au terme de notre existence, nous décidons de nous lancer dans l'écriture de notre propre biographie. Nous prenons des notes, nous rassemblons des documents, nous cherchons des témoignages afin de cerner au plus près la réalité qui aura été la nôtre. Nous écrirons méticuleusement, chapitre après chapitre, par le menu, avec un noble souci du détail tous les événements qui auront tissé notre vie. Tant que nous serons occupé à les relater, le doute nous saisira peu. Nous vivrons à nouveau, par procuration, les jours passés, nous retrouverons des souvenirs que l'on croyait perdus à jamais.

  En fait, nous redoublerons notre existence, nous l'assignerons à rendre compte du réel. Seulement, dans cette activité d'archivage, il ne faudra pas introduire de césure, de pause. Faute de quoi le temps suspendu jouera contre nous. Bientôt nous nous apercevrons que cette réalité mise en œuvre est constamment livrée à l'approximation, à l'à-peu-près, que les faits trop anciens s'habillent volontiers d'une touche d'invention, que les épisodes occultés par la mémoire doivent faire appel à l'imaginaire, à l'improvisation, que l'inévitable jeu entre les épisodes vécus se pare vite des traits de la fiction; qu'en un mot, c'est d'une histoire dont il s'agit avec toute sa charge d'ambiguïté, sa disposition aux vérités tronquées.

  Alors, plus rien ne semblera tenir que cette vaste scène où se devinent, dans la pénombre, les poulies et les rouages de la machinerie; les perspectives de carton-pâte des personnages d'une très ancienne commedia dell' arte, les jeux de rôle et les faux-semblants. Il ne s'agira plus de nous, de notre empilement de chair et d'os. Il s'agira de nous en tant que langage. Nous aurons rejoint notre essence humaine tout simplement en renonçant aux artifices, aux ruses, aux esquives. Nous prendrons alors conscience, juste avant de refermer les pages de notre existence, que nous ne sommes qu'un genre de biofiction, d'histoire que le monde écrit à notre place afin de nous donner lieu et temps l'espace d'une vie. Dès lors, il n'y aura plus place pour une interprétation "vraisemblable". Nous serons dans la FABLE et nulle part ailleurs.

 

 

(Au sujet des implications littéraires de ce thème du réel et de la fiction,

on lira, dans ce même Site, l'article intitulé :

"Autobiographie : mythe ou réalité ?" )

 

 

 

 

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22 avril 2021 4 22 /04 /avril /2021 17:14
Le méta-visible, trois propositions

Source : Google images

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    Qu'il s'agisse du célèbre tableau de Léonard de Vinci, d'une toile de Mark Rothko ou bien d'une œuvre totalement dédiée au noir de Pierre Soulages, nous demeurons sans voix, tout au bord de l'énigme comme si l'étrangeté de telles propositions nous renvoyait en-dehors de nous-mêmes, dans une marge d'incertitude que le réel ne pourrait atteindre. Mais le réel ne serait pas seul en défaut, notre imaginaire, notre capacité à symboliser se soumettraient à une manière d'éclipse et notre vision s'égarerait, portée en un autre temps, située en un espace sans nom. Un genre de dépossession dont nous sentons bien que notre entendement ne suffit pas à en circonscrire les contours. Car c'est bien d'un au-delà des mots, d'un au-delà de la représentation dont il s'agit, identiquement à l'ouverture d'une dimension habituellement inaperçue, dont le questionnement constituerait la plus vraisemblable des justifications. Car comment nommer cette étrangeté qui se fait jour et qui, jamais, ne trouve de réponse ? Mais alors, y aurait-il un lien, un genre d'affinité qui tracerait une lisière commune à des œuvres pourtant si différentes ? Mais il nous faut dépasser quelques apparences afin qu'il nous soit permis d'approcher quelques fondements, d'énoncer quelques intuitions.

Le méta-visible, trois propositions

Source : Musée du Louvre

  Si La Joconde nous interpelle si fort ce n'est pas en raison de l'énigme qui préside à sa réalisation mais, simplement, eu égard à ce sublime sfumato avec lequel Léonard a réalisé ce troublant portrait. Et si le tableau est "enfumé", c'est d'abord pour nous livrer une toile vaporeuse, imprécise, animée d'une certaine modulation, laquelle pourrait se comparer au vibrato d'un instrument à cordes. Il y a, en effet, comme une vibration de la lumière, un jeu avec l'ombre, un subtil tremblement qui entre en résonance avec nos propres affects.

"Les choses sont tellement plus belles lorsque l'ombre les ensevelit à moitié."

                                                                                   Léonard de Vinci

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Le méta-visible, trois propositions

Source : Google images

     

   Maintenant, il s'agit de savoir si l'œuvre de Mark Rothko peut accepter une identique grille d'analyse. Mais d'abord il faut observer ses grandes toiles livrées à un étonnant bi-chromatisme où les couleurs, plutôt que de s'opposer selon une franche dialectique, entrent l'une en l'autre, se diffusent, traçant une invisible frontière, une zone d'indécision, écumeuse, presque pareille au floconnement de l'ouate. Ceci, cette osmose relative des formes, des couleurs dans une manière d'indistinction, cette émergence d'une zone crépusculaire, la réflexion suivante en est la vivante explicitation : "Ceci n'empêche pas Rothko de continuer, parallèlement, jusqu'à la fin, les couleurs vives et pâles, les frontières brumeuses. [c'est moi qui souligne] Cette évolution, ces changements traduisent l'évolution et les variations de la "vision intérieure".

                                     Geneviève Vidal - Mark Rothko, peintre de la nuit rouge                   

    "Vision intérieure" qui se traduit par cette peinture floue, en quête de spiritualité, là où les propositions plastiques semblent refléter les hésitations de l'âme à la recherche d'une possible vérité.

 

"La répétition d'une unique forme abstraite constitue l'une des énigmes les plus passionnantes du travail de Rothko. Il a trouvé ce qu'il cherchait depuis le début : sa peinture est une "poignancy " qui atteint droit la cible du cœur. Par-là, elle s'extrait des limites temporelles, atteignant l'esprit en même temps que l'émotion."

                                                               Geneviève Vidal - Mark Rothko, peintre de la nuit rouge

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Le méta-visible, trois propositions

Source : Google images

 

   Pierre Soulages, enfin, dont les grandes toiles monochromes semblent participer du même mouvement d'apparition-disparition dans une radicalité picturale rarement atteinte avec une telle intensité. Ici, dans ces scarifications où se nervure la lumière, dans le glissement progressif du noir vers le blanc, de l'ombre vers la clarté, tout semble dit de ce que le tableau est en mesure de nous révéler, en même temps qu'il semble s'absenter dans un genre de pure évanescence du monde. Nous sommes au bord d'une révélation, nous le sentons bien, à la limite de ce que l'art a toujours tenté d'exposer selon des déclinaisons plurielles. La force de la peinture de Soulages consiste en ce suprême dépouillement de l'œuvre, en son indigence, son ascèse qui ouvrent comme un abîme. Comment passer adéquatement du noir lisse, compact, sourd à ce fameux "outre-noir", magnifique prédicat inventé par le Peintre voulant faire signe vers ce qui, dans la picturalité, nous est destiné en même temps que s'opère une fuite infinie de ce qui se phénoménalise ?

   Parvenus à ce point de l'exposé, comment ne pas citer la célèbre assertion de Paul Klee :

« L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. »

    Bien évidemment, il est toujours tentant d'isoler cette phrase de son contexte. Et, alors, nous pouvons nous demander vers quoi tend cette affirmation, nous interroger sur ce qui est en question dans cette visibilité. La suite du texte de Klee nous fournit quelques éclairages. Le vocabulaire plastique doit s'ordonner en cosmos, c'est-à-dire en vision ordonnée du monde, afin qu'une signification puisse émerger des formes et des couleurs. Plus la représentation sera dépouillée, abstraite, plus le réel pourra aisément être délaissé au profit d'une dimension qui l'englobe et le dépasse :

   "En d'autres termes, l'art n'est fait que de signes. Mais ces derniers ne prennent sens - ne deviennent symboles, donc - que lorsqu'ils sont combinés de façon dynamique, à l'instar des différentes parties du monde s'associant en un Grand Tout. Le signe n'est qu'un outil dans la quête du spirituel."

(Extrait de "ART" - Paul Klee - Jeu de clés)

    Et, maintenant, si nous nous essayons à une rapide synthèse des œuvres précédemment citées, - La Joconde - Toiles bi-chromatiques de Rothko - Polyptiques noirs de Soulages -, nous nous apercevrons qu'un véritable fil rouge en autorise la mise en relation. Cette dernière instituerait une situation dialogique dont ces œuvres seraient, par-delà le temps et l'espace, par-delà les styles, les figures de proue. Il y aurait donc parfaite homologie entre le "sfumato" de Léonard, les flous créés par la "poignancy " de Rothko, les peintures monopigmentaires de Soulages. En réalité, ce que ces belles recherches plastiques mettent en exergue, n'est rien de moins que l'éternelle quête d'un invisible caché derrière le visible, rien de moins que le passage toujours fugace du signifiant au signifié, du physique au métaphysique, du séculier au spirituel. Or, aussi bien chez Léonard que chez Rothko ou bien Soulages, se devine une telle quête de spiritualité.

  Voici ce que disait, dans une conférence faite à Berlin en 1913, Rudolf Steiner, le fondateur de l'anthroposophie, à propos de Léonard peignant la Cène : " (…) et voilà comment il a quitté ce tableau sans en avoir été satisfait. Cela ressort de sa grandeur spirituelle aussi bien que de toute sa personnalité ; Léonard a laissé ce tableau avec l'amertume de s'être attelé à son œuvre capitale, sans que les moyens accessibles à l'homme puissent lui suffire à l'exprimer."

 Quant à Rothko, toute sa vie témoigne de cette recherche d'une voie empreinte de religiosité :

    "La répétition du même travail plastique ressemble à un rituel. Procéder à quelques gestes, délimiter un espace-lumière. Rothko cherchait une illumination, une extase, un ravissement; parfois, il y parvenait."

Geneviève Vidal - Mark Rothko, peintre de la nuit rouge

     Enfin, chez Soulages, l'impression d'un "outre-monde" pourrait se superposer avec assez d'évidence à son concept "d'outre-noir". A preuve cette citation de Françoise Jaunin, critique d'art : "Ses toiles géantes, souvent déclinées en polyptyques, ne montrent rien qui leur soit extérieur ni ne renvoient à rien d’autre qu’elles-mêmes. Devant elles, le spectateur est assigné frontalement, englobé dans l’espace qu’elles sécrètent, saisi par l’intensité de leur présence. Une présence physique, tactile, sensuelle et dégageant une formidable énergie contenue. Mais métaphysique aussi, qui force à l’intériorité et à la méditation. Une peinture de matérialité sourde et violente, et, tout à la fois, « d' immatière » changeante et vibrante qui ne cesse de se transformer selon l’angle par lequel on l’aborde." 

 

  Ce à quoi tout regard est exposé face à de telles œuvres d'art est une mise en question de ce que nous sommes, nous les hommes, face à la création, face au cosmos dont nous constituons un insignifiant fragment. Constamment, cherchant à comprendre cet univers que nous tissons et qui nous tisse, nous nous livrons à une tâche d'herméneute. Bien des significations du monde qui paraissent occultées sont constamment là, dans une immédiate donation que, souvent, notre naturelle impéritie relègue dans une gangue compacte. Habitués à ne lire, la plupart du temps, que les révélations évidentes, nous nous exonérons de bien des beautés. Pourtant les choses, autour de nous, font leur incessant ballet afin que nous les connaissions.

   Cela que nous désignons du néologisme de "méta-visible" (afin d'éviter le terme de "métaphysique" trop connoté dans ses rapports avec la théologie), nous cerne de près. Mais, toujours, les frontières, les marges, les infimes vibrations pratiquent l'art de la dissimulation, de l'esquive. Elles ne sont que l'intervalle existant entre l'ombre et la lumière, le continuel passage du sensible à l'intelligible, la trace s'effaçant à mesure que l'onde, sur l'eau, dissimule ses cercles. Elles ne sont que le battement subtil qui anime et maintient la tension entre signifiant et signifié, la multiplicité d'esquisses ontologiques dont nous sommes atteints, les menus tropismes que nous portons en nous et que nous feignons d'ignorer. Nous nous précipitons toujours en un en-deçà ou bien en un au-delà par rapport à notre singulière effigie de peur de coïncider avec une possible vérité. Nous épinglons le premier réel venu comme l'entomologiste le fait des insectes sur une plaque de liège, ce réel rassurant auquel nous demandons de contenir la totalité du monde.  Cependant le kaléidoscope qui nous occupe ne livre son entièreté qu'à soumettre ses fragments à une continuelle mobilité. Toujours l'art nous convie à une telle tâche. Ceci est toujours visible, de telle ou de telle manière. C'est à nous qu'il convient d'en faire l'expérience.

  Chacun à leur manière, Léonard, Rothko, Soulages nous invitent à poser la question centrale de toute métaphysique, à la suite de Leibniz : "Pourquoi y a-t-il de l'Être plutôt que rien ?".

    Question fondamentale s'il en est, dont Leibniz se défait par une pirouette de la raison : s'il y a des choses, c'est par la médiation de Dieu, le créateur suprême. Opposons à cette toute puissance divine qui, souvent, paraît indépassable, l'irraison humaine qui fait du regard, du visible, une simple catégorie anthropologique. Si la compréhension du monde passe par cette mesure de la vision, alors il faut bien, aussi, nous référer à ce qui l'excède, dont nous ne déciderons rien, mais dont l'art, les œuvres, le sublime, sont les facettes les plus visibles. Car comment prétendre, face au chef-d'œuvre, être entièrement contenus à l'intérieur même du cadre qui l'exhibe ? Déjà l'imaginaire, le rêve, la fabulation prennent le pas, lesquels, par essence, sont insaisissables. Toujours une aura autour de la peinture, une vibration émanant de la sculpture, un tremblement de l'image poétique. Sans cette manière de transcendance, l'art ne serait pas art mais un simple accident, une éphémère contingence dont nous ne serions pas plus atteints que par les gouttes de pluie qui, parfois, strient l'horizon de leur mince buée !

 

 

 

 

                     

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21 avril 2021 3 21 /04 /avril /2021 17:27
Toute falaise est fascination.

Œuvre : Kiryl Vasilionok

   

    Nous sommes au pied de la falaise, avec les vagues de galets gris et le vol blanc des goélands. La brume est si lente à se dissiper. Comme des boules d'écume qui fermeraient nos oreilles à la rumeur du monde. Et nos yeux ! Soudés ou bien alors une simple fente par où le jour ferait ses incisions, ses coups de scalpel. Images fragmentées, écailles de kaléidoscope. De notre vision, nous sommes si peu assurés. Le réel tressaute, se livre par bribes, taille dans la matière ses toiles colorées. Plaques de vert pastel, prairies; vert sombre des forêts; orangés éteints, puis solaires; beiges rosés pareils à une aube se dévoilant, à une lumière disant les choses dans sa rhétorique première, son lexique balbutiant. Nous sommes là, sur les pierres de lave usée et nous errons infiniment, à la recherche de nous-mêmes. Pourquoi cette polychromie qui vient nous visiter dans son énigme native et nous laisse seuls, sans rien qui puisse faire sens ? Pourquoi ?

Mais nos allées et venues parmi les boules de pierre ne servent qu'à davantage nous égarer. Le tapis gris, à nos pieds, la houle qui bat nos chevilles, les meutes serrées du sable, les minces lagunes qui glissent sous la dalle dure des talons, tout ceci n'est que fantasmagorie. Nous voulons une Mère, une terre d'accueil, un havre de paix où ancrer notre immense solitude. Des ailes de chauve-souris nous frôlent, des membranes huileuses d'oiseaux nocturnes s'emmêlent à nos cheveux, notre peau est poncée par la clarté lunaire, l'obséquieuse mesure du jour nous contraint à n'occuper qu'une île vide. Insulaires, voici notre condition, mais d'une île fantôme, sans attache, sans môle de pierre noire qui amarrerait notre esquif pour une route vers la mer libre. Les brumes alentour et la porcelaine des yeux qui fond sous les chutes du vent. Serait-ce la nuit qui nous visiterait et nous laisserait à nous-mêmes, plongés dans la pupille vide du désarroi ?

Alors nous relevons la tête, alors nous lissons nos sclérotiques de porcelaine de nos insistances digitales, alors se montre ce que nous n'avions aperçu qu'avec parcimonie : la Falaise en son être mystérieux, ses plages de fougères vert amande, ses forêts de genêts abrasées par les coulures de l'air, ses rochers escarpés s'enlevant vers le dôme du ciel. Cette belle géométrie, ce langage de roches et d'herbes, cette poésie de mouvances et de repliements, nous la portions en nous mais n'osions lui donner de nom l'installant dans le monde. Nous demeurions dans la cécité ou bien dans une myopie qui fondait le réel dans un genre d'approximation. Nous étions orphelins de ce qui s'annonçait à notre périphérie avec l'urgence d'un dire se retenant, se dissimulant à notre immédiate curiosité. Oui, enfin, sur la surface énigmatique de la toile, comme émergeant d'une brume insistante, les formes jouent entre elles, simples mouvances, retournements, sites colorés instaurant une manière de géopoétique. Chaque parcelle appelant l'autre tout en se différenciant d'elle. Chaque parcelle étant amorce de poésie, de chant, de polyphonie. Nous ne doutons plus de cela qui s'adresse à nous. Femme-falaise, Femme-voile infiniment tendue dans l'attente d'être dévoilée. Car cette effigie veut surgir dans l'espace de sa vérité, nous dire son essence constamment disponible, ce qui fait d'elle le but, la fin de notre quête fébrile. D'elle, nous voulons tout connaître, d'un seul empan de la conscience, d'un seul saut de notre âme en direction de la sienne. Âme contre âme, feu contre feu.

Mais comment se fait-il que, malgré l'arc bandé de notre volonté, nous demeurions en nous-mêmes, sans possibilité aucune de faire phénomène au-delà de cette Falaise, de mêler l'eau de notre inquiétude à la source par laquelle nous sommes alimentés ou souhaitons l'être ? Car c'est bien cette Falaise dressée face à la question que nous sommes qui nous taraude et nous ôte toute voix. Le jaillissement en elle, l'Énigmatique, nous le souhaitons de toute la puissance de notre désir. Mais voilà que les choses sont occluses et que seul le silence répond à nos appels soucieux, car nous sommes repliés sur l'ombilic étroit de notre angoisse fondamentale. Car la Falaise est sans issue. Nulle empreinte où poser nos pas de somnambules. Nulle faille dans la paroi dont nous ferions le tremplin d'une connaissance. Nous disons : "Cette Femme est un mystère; cette Femme est le linceul dressé contre lequel nous nous abîmons." Et ceci n'a lieu qu'en raison d'une immense mutité. Tout demeure en soi et les bandelettes enserrent la momie, cachant les ouvertures par lesquelles la monade eût pu ouvrir une clairière, instaurer un dialogue.

Le sexe eût-il été offert, semblable à "L'Origine du monde", et alors nous aurions pu faire effraction dans la grotte amniotique, nous ressourcer au contact des eaux primordiales, des eaux lustrales qui nous auraient reconduits à notre innocence première. La bouche eût-elle esquissé un sourire et alors, nous glissant dans la glotte, nous serions parvenus dans la rivière du souffle animant le langage, au contact de la poésie, de ses efflorescences, de ses myriades de sens. La pupille des yeux se fût-elle creusée et alors nous aurions franchi l'étrange chiasma optique, serions parvenus sur la toile polychrome de l'aire occipitale, là où le monde se projette en images souples, multiples, si proches d'une illumination de la conscience. L'antre des oreilles eût-il libéré son pavillon et nous aurions entendu l'incroyable bruit de fond du monde, les allées et venues des hommes, les paroles d'amour, le bruissement des comptines, les cataractes des fables, les murmures en coulisse, la boîte du Souffleur par laquelle se dit l'existence sur le théâtre de l'humain. La toile eût-elle été déchirée et alors nous aurions vu l'autre côté des choses, l'immense symphonie que toujours nous voulons entendre, les rouleaux de papyrus sur lesquels nous cherchons à déchiffrer les hiéroglyphes de Soi, de l'Autre, de tout ce qui vient à notre encontre.

Si cette toile nous a questionnés, c'est bien en sa qualité de Falaise dressant devant nous la paroi de son énigme. Tout Existant, par nature, est ce mur qui dresse devant nous l'interrogation, laquelle toujours, nous taraude et nous met en demeure d'apporter une réponse. Là est la dimension de l'homme. Nulle part ailleurs !

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20 avril 2021 2 20 /04 /avril /2021 17:30
Au Pays des Chimères.

                                              Photographie : Alain Beauvois.

 

                                              " J'ai retrouvé ta blancheur ".

 

                                             Telle une blanche splendeur

                                            Sa majesté le Cap Blanc Nez.

 

                                                                  A.B.

 

 

 

 

   Une aurore boréale.

 

   Au beau milieu de Juin la chaleur était arrivée pareille à l’éclair dans le ciel d’orage. On aurait dit une aurore boréale avec ses écharpes de lumière et ses vertes fureurs. Continûment cela tombait du ciel. Cela faisait ses boules incandescentes qui ricochaient sur le sol. Cela distillait ses gouttes laiteuses, cela dardait ses congères blanches qui éblouissaient. On mettait ses mains en visière au-dessus du front, de ses doigts on hissait une herse derrière laquelle contempler le chaos du jour. La scène était souvent insoutenable malgré les vitres noires qui abritaient les globes des yeux, malgré la brume d’eau qu’on projetait sur la plaine harassée de son visage. Bientôt les confluences de la sueur et les ruisseaux qui, partout, parcouraient la dalle du corps.

 

   On était ivre de soi.

 

   Aux terrasses des cafés s’épanouissaient les vastes nacelles des jupes claires, fleurissaient les chemises armoriées des hommes. C’était un luxe, une débauche de couleurs que ponçait bientôt la lame abrasive du ciel, réduisant tout à la pure évanescence, au mirage apparu tout en haut de la dune, puis plus rien que le vide. Dans les casemates de ciment on faisait la sieste sous les spirales lentes des ventilateurs. Les réfrigérateurs bourdonnaient tels de lourds insectes au ventre pléthorique. Les nuits n’étaient qu’une hasardeuse dérive, un océan sans bords, une flottaison sans buts. On était ivre de soi, on régurgitait de denses pelotes de chaleur dans les pièces gorgées du bruit de forge des poitrines.

 

   On flottait immensément.

 

   L’amour était de reste, laissé pour compte sur le bord du lit, telle une guenille ou bien une peau de reptile après l’exuvie. Son anatomie, on n’en saisissait plus les contours, éparpillée qu’elle était dans les mailles soufrées de l’air. Du ciel de plomb on attendait la brusque déchirure, la soudaine cataracte qui ferait venir la mousson, son déluge de pluie bienfaisante et l’on nageait par anticipation dans cette immense mer qui s’annonçait à la façon d’une prodigieuse libération. On était soi mais on n’en sentait plus la douloureuse périphérie. On était îles mais les rives croulaient sous les meutes d’un flux venu d’on ne sait où. On flottait immensément, quelque part dans un cosmos que la musique des sphères enflammait de son cotonneux silence.

 

   L’heure rêvée des poètes.

 

   Cinq heures du matin en Juin, autrement dit une clarté de commencement du monde. Long sera le jour qui dévidera son écheveau de laine brûlante. Les hommes sont au repos dans les immeubles de brique rouge que bientôt le soleil embrasera de son œil incandescent. C’est l’heure rêvée des poètes, des saltimbanques aux mains jongleuses, des cosmographes amoureux d’espaces irrévélés, des imaginatifs aux cheveux en broussaille, des photographes tout juste sortis de leur Chambre Noire où se lève la magie des images. C’est si bien de se vêtir d’un rien, de glisser dans les lames d’air encore frais, parfois de sentir le fourmillement du vent venu du Nord, de laisser s’immiscer dans les pores de la peau les aiguilles libres du jour. C’est comme une subtile respiration qui envahit le dedans et l’on devient cette outre ivre de liberté qui se gonfle telle la voile sous le vent. Loin sont les rumeurs du monde qui se terrent dans leurs boules d’ennui, dans l’étoupe serrée des heures, dans l’immobile silence qui glace le paysage de sa gangue immatérielle.

 

   Tout va de soi.

 

   On a beaucoup marché dans la souple indolence du temps et l’on n’a rien senti qui scindait l’esprit, oblitérait l’âme. Tout va de soi dans la plus évidente harmonie qui se puisse concevoir. Plénitude de l’instant ouvert à la manière de la corolle d’une fleur. Le paysage est placé devant avec l’évidence des choses simples, des plaisirs immédiats. On est à soi en même temps qu’on est au monde, dans un seul et unique flux. Rien qui partage ou bien divise. Je suis celui qui découvre la vastitude des choses en même temps que les choses me reconnaissent en tant que celui qui les vise et les révèle d’un même geste de la pensée dans lequel je suis immensément présent. Fusion si intense, si véridique que l’on pourrait demeurer là sans sentir ni l’écoulement du temps, ni la nécessaire quadrature de l’espace. Être découvrant l’être en son « il est », sans limite, sans condition qui présiderait à son apparition. Je suis là, le monde est là et, entre les deux, seule la certitude d’une communauté de destins, d’une nécessité ontologique attachant l’un à l’autre comme la feuille s’enracine à l’arbre qui la porte et la remet à l’inestimable spectacle des yeux.

 

   Déjà tout rutile et flamboie.

 

   Bientôt la grande brûlure blanche montera dans le ciel et ce sera l’éblouissement, le refuge dans la nasse des consciences, l’oubli dans quelque rêve porté dans une niche secrète du corps. Déjà tout rutile et flamboie. Dans l’intimité du sable encore l’empreinte de la nuit, ce lent remuement des grains de verre qui témoignent des rêves fous des hommes. Encore un repos, encore un répit avant que ne se lève la fureur du réel, sa large entaille dans l’hibernation des Dormeurs, des Songeurs d’impossible, des Chercheurs de « Fées aux miettes ». Il est si doux de se situer dans la zone de retrait qui précède immédiatement la survenue de la lueur, la déchirure qu’elle instille au sein d’une bienheureuse dérive qui semblerait n’avoir jamais de fin. Mais il faut déjà baisser les yeux, moucher la flamme car l’aveuglement est au bout du regard.

 

   Puis le ciel rejoint la mer.

 

   Telle une saline éclatante sous le soleil de midi le Cap Blanc Nez dresse son imposante falaise qui se meurt, loin là-bas dans le promontoire au revers d’ombre pareil à un regret nocturne. Puis le ciel rejoint la mer dans cette si belle teinte d’opale qui est le luxe de l’immensité, mais aussi des idées grandes qui font des hommes cette irremplaçable légende qui parcourt l’horizon d’un univers à l’autre. Encore quelques poches d’eau, minuscules lacs qui témoignent du flux et du reflux tout comme le basculement du jour indique la merveilleuse temporalité qui nous affecte et nous comble en même temps. Déjà il faut retourner au pays des ardeurs concrètes, des labeurs imposés. Pourtant nous aurions pu demeurer longtemps encore au Pays des Chimères. Nous immoler dans ce blanc immaculé qui est le signe pur, neutre, vacant sur lequel graver le chiffre des Passagers que nous sommes. Que nous serons tant qu’un Cap, une Mer, un Ciel, une Falaise nous seront offerts comme scène sur laquelle nous rendre visibles. « Sa majesté le Cap Blanc Nez » est cette exception que nous offre la Nature dans son immense prodigalité. Sachons en saisir la blanche apparition avant que la nuit ne vienne qui recouvrira tout de son aile ténébreuse. Seules les étoiles piquées au firmament nous diront encore l’événement d’une révélation à nulle autre pareille : nous existons vraiment et n’avons nullement peur de l’abîme. Toute nuit est cernée de reflets qui témoignent de l’être. Nous en sommes l’une des déclinaisons et attendons de devenir. De devenir celui que, toujours, nous avons été.

 

 

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16 avril 2021 5 16 /04 /avril /2021 09:38
Esthétique du frémissement

Mise en image : Léa Ciari

 

***

 

   Déjà le simple mot ‘chorégraphie’ nous fait rêver. Déjà nous nous inscrivons dans le monde pluriel de ses figures et signes. Déjà nous avons troqué notre corps contre celui de la Danseuse. Infiniment aérien, infiniment mobile, alloué à la grâce pure d’être, cette si belle allégorie de ce qu’est la vie en son essence, un éternel passage, une constante transitivité. Le geste de la Ballerine ne nous entraîne nullement dans une sphère méditative/contemplative. Elle en constitue l’opposé en une certaine manière. L’observant sur le fond de la scène où elle évolue, ses fondus, arabesques ou jetés demandent notre participation active. Nous vivons à son rythme, vibrons à chacun de ses pas, nous mobilisons selon les plis et déroulés de sa sublime anatomie. En une certaine façon il nous est demandé de sortir de notre corps, de le projeter dans l’espace de jeu, d’en faire le double symbolique de Celle qui en a pris possession. ‘Possession’, oui, car totalement fascinés par ce qui nous est montré, nous ne pourrons nullement détacher notre regard de cette forme qui nous appelle à faire, avec elle, un magique ‘pas de deux’.

   De la Danseuse au Voyeur, une seule ligne continue, un identique élan en direction de ce qui s’origine aux sources même de l’esthétique. ‘L’esthétique’, ce mot si outrageusement galvaudé au motif qu’il n’indiquerait qu’une intention de produire et n’assurerait nulle finalité qualitative. Si, étymologiquement, il fait signe vers la ‘science du beau’, chaque tentative qui en revendique la présence n’est pas toujours synonyme de cette haute valeur que nous en attendons. Parfois ce beau est-il confondu avec une coquetterie, avec une décoration qui en tiendraient lieu. Ici, à proprement parler, la beauté se diffuse et parle d’elle-même le langage de l’exactitude, de l’authentique. Car il n’y a de beau qu’en vérité. Si la grâce est ce qui s’oppose à la pesanteur (voyez le titre du bel ouvrage de Simone Veil), nul doute qu’ici nous sommes en ciel de poésie, que la terre lourde et opaque se fait lointaine, que les rumeurs sourdes de la tectonique humaine ne nous parviennent plus qu’à la manière d’un antique chaos situé hors de notre mémoire, au large de notre vision.

   Nous devenons, par le mystère d’une immédiate cohésion, par la force d’une nécessaire coalescence entre cette altérité et nous, cet archipel battu par les eaux d’une généreuse félicité. Nous flottons immensément, pareils à des oiseaux des hautes altitudes, nos rémiges traversées du vent de la liberté. Oui, c’est ceci le paradoxe, l’étrange ambiguïté, notre fascination, bien plutôt que de nous aliéner est condition même de notre émancipation. C’est parce que nous sommes reliés à la pureté que nous connaissons l’harmonie et souhaitons en prolonger la douce manifestation.

   Maintenant il nous faut parler du style de l’image, en décrypter les significations latentes. Tout, ici, se donne dans l’approche, la suggestion, le frémissement, l’irisation du réel. Nous n’avons pas l’image de la Danseuse, mais celle de la Danse, de son caractère évanescent, jamais accompli en totalité (en ce cas il faudrait en suspendre le cours), toujours en devenir temporel et spatial. Après une figure en ce lieu, une autre ailleurs. Après une figure en ce temps, un autre temps s’en empare qui la modifie et amplifie le merveilleux processus de la métamorphose. S’il fallait nommer la vérité de la danse, lui donner un emblème, celui-ci ne serait nullement ponctuel (une illustration punaisée à un mur), mais s’identifierait à l’ensemble du trajet qui, partant de la chenille, passant par la chrysalide, aboutirait à la forme ultime, révélée à elle-même de l’imago : ce Machaon avec ses larges ailes bicolores, ce Paon du jour taché de feu et semé d’eau, ce Sphinx à la tunique orangée, à l’étonnant vol stationnaire. Donc une permanente mouvementation, une reformulation constante des formes, une réorganisation des fragments du kaléidoscope dont toute existence est l’illustration, intuition héraclitéenne du flux permanent des choses, jeu alterné des moments d’apparition/disparition.

   Ce qui est en tous points remarquable, le traitement de l’image dans ce genre de vibrato qui l’arrache à la mutité d’un réel figé pour lui donner l’envol lyrique d’une énergie interne, lui communiquer la puissance germinative d’une passion corporelle, lui attribuer l’efflorescence polyphonique du bonheur de danser, de la joie de faire de sa chair cet inépuisable étendard déployé, cet hymne toujours renouvelé, cette turgescence si proche de l’acte d’amour lui-même, cette scansion qui dit le jour et la nuit de l’être, ses peines et ses joies, ses abattements et ses exultations les plus subtiles. Cette représentation, tout en légèreté, tout en touches délicates, un lavis plutôt qu’une pleine pâte, un impressionnisme plutôt qu’un expressionnisme, une esquisse plutôt qu’un dessin achevé, tout ceci libère la silhouette pour lui donner son élan vital, sa force totalement persuasive, son étrange pouvoir d’aimantation.

   Seul le flou, le tremblé, le nébuleux, le vaporeux peuvent permettre ce prodige du détachement de soi de l’image, en même temps qu’elle est détachement de Celui qui admire, qui demeure en sustentation, tout le temps que durera le ‘spectacle’ ou bien plutôt l’hypnose. La force de ce qui est ici représenté tient en entier dans son pouvoir de captation. Ce qu’une photographie aux contours nets et précis aurait dit en l’espace de quelques mots brefs, prend ici l’allure d’une vaste période, d’un texte étoffé dont jamais le terme ne semble pouvoir survenir. Peut-être, pour jouir d’une scène, faut-il être arraché, ôté à soi-même, demeurer suspendu à l’énigme de la profération vibratile, enjamber une manière d’abîme dont les parois, jamais, ne se refermeront. Être en suspens et vivre de cette espérance de n’en jamais sortir, être fini en son être et connaître le ravissement de l’infinité, voici l’une des façons dont la création artistique nous rencontre telle une part de nous-mêmes. Peut-être la meilleure, peut-être celle qui s’ouvre sur la plénitude du monde.

   Car, autant de temps que durera le prodige, nous serons suspendu à cette arche lumineuse qui traversera notre corps, le rendra transparent en vertu d’une simple loi d’analogie, le portera aux limites de l’incandescence, l’allègera pour n’en laisser paraître que les nervures, autrement dit l’essentiel, le creusera jusqu’à la monstration de ses racines fondatrices. Oui, c’est l’être en entier qui est convoqué à sa propre fête, c’est l’esprit qui brûle de sa matière invisible, c’est le principe éthéré de l’âme à qui il est demandé de nous communiquer l’ineffable de tout phénomène.

Irréelle beauté de la Danseuse.

Irréelle beauté de la Danse.

Irréelle beauté du Beau en soi

 

   qui, parfois, consent à nous rencontrer, à descendre de l’olympienne altitude, à déposer sur nos fronts distraits les lauriers inouïs d’une ‘visitation’.

   Oui, le terme est religieux, sacré, à la limite d’une théophanie. Faute d’un autre lexique qui nous dirait la pure merveille du Simple à nous adressé en des moments uniques, si peu reconductibles, c’est bien là la marque de leur nécessité, de leur ineffaçable aura. Regardant dans la fascination, notre corps, soustrait à toute forme de causalité autre que sa propre présence se sera allégé de toutes les contingences, se sera libéré de toutes les apories. Ceci, en termes orthodoxes, se nomme ‘extase’, attribut exagérément marqué du sceau du divin, alors que quiconque peut en faire l’expérience dans la rencontre d’un amour, d’une altérité, d’une œuvre d’art, d’un paysage sublime. Certes ces moments sont rares, ils ne sont que des éclairs, des clairières que l’être creuse dans le dense et l’ombre des forêts, les marécages parfois houleux des nuits et des malheurs du monde. Nous sommes identiques à ces arbres des mangroves, ces palétuviers sur leurs hautes racines aquatiques, les pieds dans la boue, les ramures dans le ciel étoilé. (Cette métaphore est récurrente dans mes écrits, elle est selon moi, indicatrice de la condition humaine, de sa position toujours périlleuse entre deux réalités opposées, le Bien et le Mal, le Vice et la Vertu, le Beau et le Laid et le lexique serait infini des oppositions et contradictions).

   

   Du réel et de l’imaginaire

Esthétique du frémissement

 

Alicia Alonso en 1955

Source : Wikipédia

 

  

     De cette troublante et belle image tout en nébulosité, il nous faut nous distraire un instant pour en saisir une autre et faire se lever, par le biais d’une rapide dialectique, les forces convergentes ou divergentes qui se signalent dans telle ou telle œuvre. Cette photographie d’Alicia Alonso, danseuse et chorégraphe cubaine, retiendra notre attention en raison de son esthétique de la ‘précision’, laquelle pourrait, en tous points, s’opposer à cette autre esthétique du ‘vacillement’ que nous propose Léa Ciari. Ici donc la Ballerine native de La Havane se donne à notre regard d’une façon que l’on peut qualifier de réaliste. L’entièreté de sa signification est contenue dans l’image, sans reste, sans écho qui nous appelleraient ailleurs, en dehors du site déterminé par les contours du corps. Tout est évident qui coule de source.

    Tous les motifs qui viennent à nous, la position des bras en arceaux, la posture de la tête, la cambrure des reins, l’exactitude du tutu, la tension des jambes, tout est reporté à l’immanence de l’objet-corps, à la nature sans fard de la danse, au sensible qui en délivre la juste mesure. Nul élément additionnel dont il faudrait aller chercher la présence en dehors du cadre de l’image. Tout se situe dans l’orbe d’un comprendre immédiat, nous saisissons, prenons ce surgissement de l’humain en son essence la plus affirmée, nous ne doutons nullement de Celle que nous voyons, qui tient un clair langage. Nous sommes, pourrait-on dire, soumis au régime de la pure objectivité, au plus près de ce que nous attendions de la danse, à savoir l’immuable d’une figure gravée dans le marbre que rien ne saurait venir altérer. Nous sommes en territoire connu.

   Bien que la proposition de Léa Ciari ait pour fondement la danse, c’est bien d’un autre monde dont il s’agit. En tant que Voyeur nous sommes d’emblée confronté à un sentiment d’étrangeté. Si le paradigme de la connaissance de l’œuvre précédente reposait entièrement sur le mode de la compréhension, donc d’une saisie immédiate de ce qui nous était montré, présentement c’est le processus d’une ample interprétation qui commande notre vision. Celle-ci est soumise à un glissement du réel, à la perception d’une sensation sibylline, indécise, en constant réaménagement de qui elle est, sous le sceau d’une infinie transitivité qui la place toujours ailleurs par rapport au lieu qui lui serait logiquement et naturellement assigné. Un doute naît, fondateur d’une profuse et féconde irréalité. Le règne de la subjectivité s’instaure ici en maître, autorisant le déploiement transcendant de l’imaginaire et du rêve qui en constitue l’imminente facette.

    Nous sommes invité à nous situer dans les marges, sur le bord extrême du cadre et sans doute dans ce hors-champ qui nous exile de notre propre figure, en exige une autre, surréelle, augmentée, amplifiée par cette neuve liberté d’être ici et ailleurs, dans cet espace qui se dilate, dans ce temps qui se temporalise selon une ligne infinie.  Etonnante fluence qui, par définition, nous multiplie, nous ouvre d’autres horizons puisque l’être est toujours coalescent au temps qui en constitue la trame ontologique. Ce sentiment d’expansion est bien évidemment indissociable du ressenti floral, bourgeonnant d’une plénitude. Nous arpentons, tout au long de l’image, les travées ouvertes de l’axe syntagmatique, nous substituons au mot isolé de l’image ‘alonsienne’, l’infinie polysémie d’un sens qui varie et s’accroit au gré de notre caprice, de nos préjugés esthétiques, de nos affinités avec telle forme plutôt qu’avec telle autre.  

    Pour autant, bien évidemment, nulle esthétique n’est supérieure à l’autre. Chacune joue à sa manière sa partition du réel. Homophonie et principe d’identité pour Alicia Alonso, polyphonie et principe d’altérité pour Léa Ciari. En définitive, toujours se pose le problème du sens. Que veut dire chacune des œuvres pour nous ? Déjà chacune le dit à l’intérieur de soi, puis chacune l’exprime par rapport à l’autre. C’est cette pluralité des approches, du clair à l’ambigu, du fixe au fluent, du contingent au nécessaire, de l’immanent au transcendant qui effectue le réel en son ensemble. Aucune vérité qui se résumerait au fragment. Bien plutôt le tangible en son effectuation la plus bigarrée, chamarrée, en sa forme de totalité unifiante. Rien ne se donne tant pour vrai, incontournable, que cette Nature foisonnante dont notre existence témoigne comme de notre horizon le plus sûr !

 

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13 avril 2021 2 13 /04 /avril /2021 17:22
Paysage de la sagesse

Source : ‘Paysage de la sagesse’

Photographie : Charles Luke POWELL

 

***

 

   Le paysage est là, étendu devant soi, dans la plus grande sérénité. Est-ce une espèce de mimétisme qui nous accorde à son rythme si lent ? On est là depuis l’éternité même, comme si les choses n’avaient nullement commencé, comme si elles attendaient l’instant de leur venue, une profération pareille à un murmure. On est là, seul au monde, traversé d’un infini silence. On ne saurait bouger, de peur de quelque effraction, de quelque temps qui quitterait son socle originel et se mettrait en quête d’un possible devenir. Il suffit de demeurer dans cette antique présence, celle par exemple qui se donne sur la certitude de beauté d’une tablette d’argile mésopotamienne. Quelques signes, quelques poinçons sur le réel d’une terre et tout est dit de l’humaine aventure, de son avancée dans le long corridor de l’Histoire. Depuis toujours ces signes devaient avoir lieu. Depuis toujours ce paysage devait arriver à soi dans sa vérité première qui est la parole exacte, le langage inaugural, la demeure première de la Poésie.

   Ce qu’il faudrait : regarder, emplir ses yeux de ce qui ne saurait recevoir de nom puisque, encore, tout est dans l’attente, dans les limbes, dans l’inaugural qui sera pour plus tard, lorsque le mesure du jour, quittant son mystère nocturne, déploiera la couronne étincelante du réel. Toujours se tenir sur la margelle du monde, toujours préserver, en soi, au plus secret, cette puissance inavouée qui nous porte en avant de nous et dessine l’étrave de notre destin. On est là, en-deçà de sa propre forme, simple buée bleue à la lisière de l’aube. Il nous faut demeurer dans ce signe avant-coureur de toute effusion, dans la marge d’ombre d’où tout devient visible dans la phosphorescence, dans l’éclat de métal, dans le luxe de la feuille qui se pare de ses reflets les plus accomplis.

   Nul effort à produire. C’est, tout autour de soi, l’aura d’un haut vol, l’écho libre de la conscience, la symphonie d’une inentamable liberté. C’est ceci que nous avons à faire, aussi bien face au sublime d’une œuvre que face à la simplicité de la Nature, demeurer en nous si près de la faille de l’exister, en estimer la valeur d’abîme, se retenir de sauter et jouir de cette joie ineffable de celui qui connaît, qui éprouve en son fond le génie érotique opposé à celui de la finitude. Alors nous connaissons l’ivresse de l’immortalité, alors nous connaissons la dimension tragique de la chair portée à l’acmé de sa combustion.

   Le chemin de pierres blanches avance avec douceur, pose son empreinte singulière qui est de conduire l’homme vers ce futur qui le hèle, l’arrache à son passé, le fixe au présent qui bourgeonne. L’homme est une silhouette au loin, un genre de brindille égarée parmi les hasards du monde. Son ombre est si courte, elle se confond avec la mince lame de son esprit, se coule dans l’interstice de ses rêves. Aussi bien il pourrait ne pas exister, être une simple bulle de l’imaginaire, un personnage biblique inventé par quelque Prophète. Il a si peu d’épaisseur dans les strates de clarté, si peu d’autorité quant à ce qui lui est extérieur, ces pierres, ces arbres, ces murets de pierres en quoi il apparaît différent mais aussi à égalité de desseins. Les pierres s’usent sous la poussée de l’érosion, les arbres vieillissent et s’écorcent, les murets s’écroulent sous les coups de boutoir de la lumière. L’homme est et devient dans la ligne qui lui est propre, indivisible, immense solitude que rien, jamais, ne pourra combler. Ni l’amitié la plus sincère, ni l’amour le plus exact car tout passe et retourne au tapis de rhizome qui lui a donné lieu, cette invisible contrée d’où nous venons, vers laquelle nous nous dirigeons, telle la flèche qu’attend sa cible.

   Des roches usées affleurent, portant les stigmates du temps, des champs bruns semés de cailloux brillent avec une sorte de ferveur muette, les touffes vert-de-gris des oliviers flottent au-dessus des troncs torturés, traversés de nuées de vent ; on imagine le peuple souterrain des racines, leurs blancs et sinueux trajets dans la pénombre du sol, leur entêtement à poursuivre leur itinéraire aveugle. Une aire d’herbe usée s’adosse à un muret de pierres ; en elle le dessin des branches qu’un soleil pâle projette sur cette mare immobile venue du plus loin de la mémoire. Tout ici est soudé en un genre d’étonnante unité. Rien ne fait tache, rien ne surgit au détriment de quelque autre présence. La belle lumière, un genre de poudroiement, se répand sur toute chose, en lisse l’être, en harmonise les contours. Tout dialogue avec tout. Tout est en tout dans une naturelle évidence.

   Dans un cercle de moellons hasardeux, un cheval broute avec application. Ancestrale mastication, millénaire rumination ; que nous dit-elle de la permanence des fortunes existentielles, du sens à donner à ce qui, peut-être, n’en a pas ? Un animal pense-t-il ? Et dans l’affirmative, est-il satisfait de son sort d’herbivore condamné à boulotter chaque pouce carré de terrain ? Puis mourir, au bout du compte, sans rien avoir compris de cet étrange voyage. Ceci se nomme ‘absurde’ et chacun dispose de sa propre pierre à pousser tout en haut de la colline, puis la remonter indéfiniment sans en connaître la raison. Voyez-vous, l’interrogation métaphysique est indissociable de notre relation à la Nature, de notre confrontation à la Beauté. C’est bien là le paradoxe, plus une chose se donne avec évidence, plus elle nous inquiète et nous place face à l’irréductibilité de notre être. Et pourtant la sagesse devrait être le lot de celui qui regarde un paysage de si parfaite complétude. Mais la lumière a toujours son revers, la plaine immense le vertige de ses gouffres que, parfois, dissimule une luxuriante végétation dont nous n’apercevons que le généreux foisonnement.

   Plus loin, le même chemin blanc, après quelques sinuosités, poursuit son ascension, entouré de champs d’oliviers qui tremblent dans la levée du jour. Un haut peuplier lance sa torche claire dans la mare émeraude du ciel. Une certitude se dessine au milieu de l’infiniment disponible, de l’inaccompli. Magnifique hiérogamie du principe masculin et du réceptacle féminin. Oui, cette image est ‘sacrée’ au seul motif qu’elle symbolise l’union de la Terre et du Ciel, installe l’amplitude de toute mythologie, déploie la majuscule aventure des hommes et des femmes en ce temps, en ce lieu, ici, comme si toute vérité se disait au terme de ce fastueux symbole. De hautes bâtisses de ciment gris, un genre de curieuse citadelle, avec ses hautes portes fermées, ses toits lustrés de clarté, ses murs d’enceinte, termine la scène sur la toile de fond d’un versant de montagne avec ses cultures en terrasse, ses sentiers où l’on croit deviner la trace des moutons, leur lente transhumance.

    Tout ceci est un tel bonheur. Fragile comme tout bonheur. Sans doute la raison pour laquelle ce texte de pure description s’est entrelacé de considérations parfois songeuses et métaphysiques. Oui, tout paysage, tout fragment de Nature ont toujours leur revers, cette nuit qui court derrière l’horizon et attend notre sommeil, fait sourdre nos rêves au pli le plus secret de qui nous sommes. Mais rien n’aura été vain qui aura été contemplé en son essence même. Au moins aurons-nous eu cette courte joie. Une étoile accrochée au firmament. Rien, jamais, ne saurait dépasser cette unique lumière. Non, elle n’est pas d’origine divine. Elle est humaine plus qu’humaine. De ceci nous pouvons faire l’hypothèse, toute autre croyance serait irraisonnée et arrimée à quelque désespoir. C’est déjà bien d’être un Passager sur Terre et d’écrire sa propre fiction, mot après mot, heure après heure, minute après minute. Le Temps est notre bien. Il est le paysage de notre âme.

 

 

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12 avril 2021 1 12 /04 /avril /2021 08:46
Solitude exquise de l’être

Exposition Barbara Kroll

 

***

 

C’est seulement dans l’exactitude du jour,

dans la pliure neuve de l’instant.

 Rien ne distrait de soi.

Rien ne distrait de l’œuvre.

 Une conscience en regard d’une autre.

Une attention s’abreuve

à une autre attention.

L’Unique en sa pure donation.

La Liberté en sa juste mesure.

 Nul écart.

Nulle faille.

Nul abîme.

 Une ligne continue

sur la peau attentive du Monde.

 

La Demeure est blanche,

immensément blanche.

Virginale en sa posture diaphane.

Pureté que rien ne saurait voiler.

Surgissement immédiat de l’Être

en son éternelle finitude.

Ici, vivre et mourir

 sont une seule et même Unité.

A chaque instant je meurs à moi-même

de ne pouvoir me connaître,

de ne pouvoir déboucher

sur le savoir intime de ce-qui-est.

  

Les Choses n’arrivent à elles

que dans la perte même du mot

 qui voudrait les nommer.

Seule la rumeur du silence

 pourrait dire la fable de l’Être.

 Dire son éloignée proximité.

Plus on cherche à saisir,

plus tout s’évanouit dans le Néant.

Nul Temps ici que le temps de l’image.

Nul Espace ici que l’espace de l’œuvre.

Ici, c’est l’œuvre qui espacie.

Ici, c’est l’œuvre qui temporalise.

Ici c’est l’œuvre qui pose sa loi

comme la seule possible.

En existerait-il une autre

 et tout alors s’abîmerait

car la loi humaine dissimulerait

celle qui irradie en ce lieu de pure Beauté.

 

 Car il est essentiel d’avoir saisi la Beauté,

condition originaire

de toute approche authentique du réel.

Voyeur de l’ample mystère de la Création,

je ne vois que cette Forme

qui détermine ma propre présence.

Je ne suis présent qu’à être

le Répondant de la Forme.

Une manière d’écho, si l’on veut.

Là, dans l’aire blanche au sol gris,

là au carrefour des plans architecturés,

près des portes débouchant sur le Vide,

je suis le témoin d’un accomplissement.

  

Tout autour,

dans les corridors de la Ville,

sur les agoras désertes,

 dans les boyaux où glissent

les Aventuriers existentiels,

tout se tait et demeure en soi,

à l’étroit dans la geôle des corps suppliciés,

appelés à disparaître.

 Dans la Grande Demeure Blanche,

rien de plus qu’un vis-à-vis,

qu’un face à face.

Je ne suis celui-que-je-suis

que confronté à qui je-ne-suis-pas

et qui, pourtant, bien qu’en-dehors,

me convoque à la tâche d’exister,

de penser, de demeurer là,

au plein de l’angoissante question

de la Présence.

 

Une grise lumière zénithale

coule avec lenteur,

elle est pur état d’âme,

interrogation manifeste.

‘Pourquoi y a-t-il de l’étant,

plutôt que rien ?’

Nulle réponse cependant.

L’Etant que je suis éprouve là,

au cœur de la dévastation,

l’ampleur de sa propre solitude.

Forme moi-même,

absorbée par la Forme de la Toile,

 je n’ai plus ni épaisseur,

 ni réalité autre

que cette inouïe liaison

avec ce qui se donne

dans une étrangeté radicale.

 

C’est bien là le risque d’être,

sans distance,

auprès de l’Art,

auprès de l’Abstraction,

dans la brûlure même de l’Absolu.

Qu’ai-je donc à être sinon

ce rayon ténu qui va

de ma chair à celle de l’œuvre ?

Mais ce trajet m’assure-t-il

de moi-même,

m’exonère-t-il de poser la question

de mon être-au-monde,

comme si l’esquisse suffisait

 à m’installer dans une manière de Vérité ?

  

C’est par mon attentive relation à l’œuvre,

par la reconnaissance de sa vérité

qui est la mienne,

qui est celle du Monde

que je peux,

au gré de cercles successifs,

avoir conscience de l’existence des Autres

et de l’Univers comme certitudes,

présences suffisamment affirmées

pour n’être nullement phénomènes illusoires,

mais présences effectives, réelles, incarnées.

  

Je suis là, dans le doute exténué du jour.

Je suis là et ne suis nullement là.

Ce corps posé là, cette image,

ce trait de crayon, cette esquisse,

que me disent-ils ?

Me disent-ils mon être,

sa course hasardeuse

sur la peau infiniment tendue

du Monde ?

Me disent-ils, ELLE-la-Forme

en son esthétique effusion,

 Celle que je ne connaîtrai

qu’à l’ombre de ce clair-obscur ?

 

Toute chose il faudrait connaître

à seulement en viser

le surgissement, la pure effectivité.

Savoir immédiat de cela même

qui se pose ici et rutile d’y figurer,

telle la Nécessité.

Je regarde la Forme qui me regarde.

Double regard croisé.

Double fascination.

Oui, le Dessin me voit.

Et pourquoi ne le pourrait-il ?

Il existe, j’existe et nous sommes

 à égalité de Présence.

Certes il y a un grand mérite à être HOMME.

Certes il y a grande faveur à être DESSIN,

 à témoigner d’une forme humaine

ou bien inhumaine.

 

Y a-t-il grande différence à ceci ?

De l’Humain à l’Inhumain ?

Non. Tout est en tout et le Mal nous habite

en même proportion que le Bien

et sans doute bien plus.

Il est facile d’être mauvais,

de répandre la médiocrité autour de soi,

de se commettre en des basses œuvres.

Il est difficile d’être Droit, Haut, Généreux, Altruiste.

 Ces qualités sont des exceptions.

 Ces postures presque un Absolu.

 

Un Dessin, s’il est le signe d’une Esthétique,

 l’est tout autant d’une Ethique.

En lui, l’Artiste a déposé une réalité

qui ne peut être que Vérité.

En serait-il autrement

et le Dessin manquerait sa cible

et le Dessin ne serait qu’une erreur

parmi les erreurs du Monde.

 

   Mais pourquoi donc, 

moi en tant que Voyeur,

puis demeurer des heures

dans la salle claire du Musée,

totalement fasciné

par ces quelques lignes

tracées au graphite

sur la feuille vierge ?

 

Seul à seul.

Dessin face à moi.

Moi face au dessin.

 

Seule cette posture confère

 l’authenticité à la situation.

Toute altérité serait de surcroît

et détruirait le faisceau magique tendu

entre la Chose et Qui-je-suis.

Toujours l’exigence d’une réalité bicéphale.

 En cet instant de la Vision,

 je ne suis moi qu’à la mesure

 de ce qui m’interroge

et m’emplit d’une imminente joie.

Forme n’est Elle

qu’au motif de mon regard

qui la pare des prédicats

au terme desquels elle paraît

en sa totalité imprescriptible.

 

Bien sûr, tout autre que moi

pourrait donner vie

 à cette mince ligne.

Mais alors, il faudrait que je m’absente,

que l’autre se substitue à qui-je-suis.

Deux formes en vis-à-vis

 qui se détermineraient,

 chacune, en son être propre.

Être, c’est bien être

pour une conscience,

 n’est-ce pas ?

Nulle conscience, nulle existence.

Dans la grande pièce blanche,

 sous la coulée de la lumière,

nous sommes deux à savoir

que nous existons.

Moi au regard de l’œuvre.

L’œuvre au regard de l’Artiste

qui lui a donné vie.

Ainsi s’établit

le jeu multiple des consciences,

de l’Artiste,

de l’œuvre qui en est la récipiendaire,

la mienne pour finir qui clôt

le cercle de la compréhension.

  

Car comprendre veut dire originairement

« saisir ensemble, embrasser une chose,

 la prendre en garde ».

Voyant Esquisse,

 je la saisis et la porte en moi,

 tout comme s’ouvre à moi

la conscience de l’Artiste

qui a prodigué la Forme.

En un instant déterminé du temps,

il y aura eu, en une unique profération,

triplicité des consciences,

 des rencontres,

des existences.

 Il y aura eu.

Ainsi s’écrit le temps

en sa définitive césure.

 

Une Forme arrive,

une Forme part.

Nulle ne demeure !

 

 

 

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11 avril 2021 7 11 /04 /avril /2021 17:05
Le noir vous allait si bien !

Le noir vous allait si bien. Sur le quai de la gare, parmi la foule légère, vous portiez haut cette couleur qui faisait chanter le blanc de votre peau. Visage de nacre dans un écrin de soie. Vous me faisiez penser au Sylvain azuré, ce papillon à la teinte de suie parcouru de lunules claires, comme pour mieux dire la gaieté sous l’ombre sérieuse. Que fallait-il déchiffrer sous ce lexique minimaliste et pourtant si contrasté ? Etiez-vous le personnage ambigu, peut-être fantasque, sujet aux plus étonnants retournements, ce que votre apparence laissait supposer ?

Le noir vous allait si bien. Il vous dissimulait aux yeux des curieux sous un vernis d’austérité que vos longs cils semblaient confirmer, dissimulant à la vue des yeux clairs et non moins troublants. Ils palpitaient comme l’eau de la source et il s’en serait fallu de peu qu’une goutte s’en détachât, pareille à une perle de résine. Tout, en vous, semblait se sustenter à l’aune d’un rien si précieux qu’il se dissolvait avant même d’être formulé.

Le noir vous allait si bien. Dans le compartiment, vous étiez assise presque en face de moi, dans la diagonale du jour qui rehaussait vos traits d’une touche de tragique. Vous lisiez - mais n’était-ce pas feint, seulement ? , un livre de Patricia Highsmith « Contes immoraux » et vos longs doigts gantés de noir tournaient une à une les pages avec une gourmandise évidente. Un instant, vos jambes haut croisées ont dévoilé la ligne étroite d’un porte-jarretelles et le fourreau d’un bas où courait la mousse d’une dentelle.

Le noir vous allait si bien. Vous êtes descendue dans cette ville sans nom ni visage. La même que celle que j’avais choisie. Vous avez longé les frondaisons d’un parc. Votre longue robe ondulait devant des ferrures ouvragées. Le square où étaient deux arbres noirs était le lieu de votre destination. C’est là que je vous ai perdue, dans le jour qui semblait atteint d’une résignation soudaine. Le silence, à mes oreilles crépitait à la façon des stridulations des cigales dans l’air vibrant de chaleur. Je me suis appuyé contre le tronc, soudain pris de vertige. Une douleur au creux des reins, des nervures blanches dans le trajet des nerfs, des bourdonnements comme ceux d’une légion d’abeilles.

Le noir vous allait si bien. La chambre est blanche. Des stores aux fenêtres. Une compresse sur le front. Des bocaux de sérum au bout d’une potence. Le déhanchement d’une jeune infirmière, nue sous sa tenue légère :

« C’est rien, vous allez déjà mieux. Dans quelques jours vous pourrez rentrer chez vous. C’est rare ces cas d’aranéisme. Mais estimez-vous heureux. Au lieu d’une Veuve noire, ç’aurait pu être la morsure d’un serpent à sonnettes ! »

« Oui, dis-je faiblement, ç’aurait pu être pire, bien pire ! »

Le noir vous allait si bien.

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10 avril 2021 6 10 /04 /avril /2021 08:07
Chaperon Rouge

"Solitude" (1955)

Paul Delvaux

Source : WahooArt.com

 

***

 

   Mon Journal m’avait envoyé en Flandre Occidentale pour y réaliser un reportage sur cette immense étendue sablonneuse qui longe la Mer du Nord, surface constamment battue par le vent du large. Un naturel refuge pour âmes romantiques et promeneurs solitaires. Je logeais dans un hôtel à Ostende avec vue sur l’immensité, vaste horizon blanc traversé du vol gris des mouettes. Ce paysage ouvert convenait parfaitement à mon singulier tropisme : la lumière y était longue, impalpable et le regard se perdait constamment dans la brume. Il n’en fallait pas plus pour fouetter mon penchant au songe éveillé. Certains de mes amis me confiaient que j’étais une simple image sortie d’un rêve. Cette sensation impressionniste comblait mon attente au-delà de toute espérance.

   Bergeret, mon Rédacteur en chef, m’avait dit lorsqu’il m’avait accompagné à la voiture :

    « Si tu as cinq minutes, toi l’amateur de peinture, va donc jeter un œil aux toiles de Delvaux à Saint-Idesbald. Ça vaut amplement le détour ! »

   Et, compte tenu du goût infaillible de mon Collègue, que je savais expert en matière d’esthétique, il ne me restait plus, entre deux séances de photographies et de notes, qu’à me rendre au ‘Paul Delvaux Museum’. J’appréciais les œuvres de ce Peintre mais n’en avais encore jamais vu en réalité, seulement sur les pages glacées des revues consacrées aux Beaux-Arts. Du reste, j’avais emporté avec moi un fascicule avec quelques reproductions de ses œuvres et je dois dire qu’elles me fascinaient plus que de raison. J’aimais beaucoup le ‘Village des Sirènes’, les attitudes hiératiques de ces femmes au regard vide se détachant sur un décor en trompe-l’œil ; j’aimais ‘Ombres’, avec sa déesse blonde au premier plan, la mer venant frapper les vagues de sable, son wagon désaffecté sur des rails qui ne menaient nulle part, j’aimais aussi ‘Phases de Lune’ son air bleu de nuit, ses mystérieux personnages tout droit sortis de quelque antique Musée Grévin, êtres de cire et de chiffon dont l’existence paraissait aussi peu affirmée qu’un rêve d’enfant au sortir de la nuit.

    Paul Delvaux, que certains critiques n’hésitaient pas à classer dans la mouvance surréaliste, me paraissait davantage se rapprocher de la Peinture Métaphysique d’un Giorgio de Chirico et, si l’on m’avait demandé mon avis, je l’aurais volontiers rangé dans la pure singularité du ‘réalisme magique’ selon une vue identique à celle de certains connaisseurs et bien plutôt encore dans le domaine de la ‘Peinture Onirique’, selon les termes mêmes qui me venaient à l’esprit dès l’instant où j’évoquais les toiles du Peintre belge. Je pensais, sans doute à raison, que la vue directe des créations entraînerait une plus vive émotion. Rien, en effet ne saurait remplacer cette saisie du réel.

 

    Journal de bord - Ostende - Mercredi 18 Avril 2018

 

   Ce matin l’air est uniformément gris, parfois semé de quelques nuages d’altitude qui glissent le long de la côte. Des lames de vent à intervalles réguliers, des oiseaux marins y planent indéfiniment. Peu de gens dans les rues. Impression de vide et aussi, corrélativement, de liberté. Je ne sais ce que je vais découvrir dans les salles du Museum. J’espère seulement y trouver, non uniquement de la beauté, c’est bien le moins que l’on puisse demander à l’art, mais surtout du dépaysement, de la magie, de l’émerveillement et comme une altitude autre que celle d’un réel immanent qui nous consigne à la lourdeur de la terre. Cela fait tant de bien à l’âme de prendre son envol, de se confier aux volutes ascendantes de l’air, de planer longuement dans la manière d’un oiseau de proie à la vue panoptique. Alors on voit plein de choses étranges au-delà de l’horizon, des étincelles de temps inconnu, des écharpes d’espace qui faseyent tout contre le zéphyr de l’imaginaire.

   La bâtisse du Musée est haute, blanche, façade sertie de pavés de verre, toit pyramidal de couleur saumon. Je franchis la porte voûtée de l’entrée à l’heure de l’ouverture. Je suis le premier visiteur. C’est une habitude, entrer dans les salles alors que le calme y règne encore, que les œuvres et moi pouvons dialoguer à loisir. Le premier tableau que j’aperçois, ‘Jeune fille devant un temple’, me fait inévitablement penser à l’architecture chiriquienne, même pose olympienne, liturgique, de ses personnages qui semblent de simples scènes antiques scellées dans la pierre. Immobilité, postures de l’au-delà, pensées fixes, êtres si étranges et l’on penserait être dans quelque crypte n’autorisant que des présences marmoréennes, des visages burinés par le long écoulement de l’Eternité.

   Alors voici que surgit, sur le mur blanc criblé de stupeur, ‘SOLITUDE’, œuvre de 1955. Unique en son genre. C’est elle dont j’attendais la venue pareille à un mystère sur le point d’éclore, d’ouvrir sa large corolle. Soudain, de façon hypnotique, magnétique, je me sens happé par ELLE qui me fait face, par cette toile qui ruisselle de pure beauté, par cette Sublime Présence Féminine rendue énigmatique au motif que l’Inconnue qui m’attire m’aliène au sens propre, étymologique, à savoir que je ne peux que constater mon propre éloignement de qui-je-suis, presque une manifestation hostile, comme si, dédoublé, mon être pouvait se défenestrer lui-même, procéder à sa propre extinction.

   Moi contre moi dans l’étroitesse d’un pugilat égologique, auto agression, meurtre au premier degré. Suicide pictural. Voyant l’œuvre je m’enlève à moi-même dans la seule assomption possible, celle de disparaître dans le même moment que se déploie un intime ravissement. C’est ceci la puissance de l’Art, arracher à la triple certitude de Soi, du Temps, de l’Espace. Alors on n’est plus vraiment au centre du Jeu, on est à la périphérie, simple spectateur de la totalité de ce qui vient à soi et l’on s’aperçoit, à l’extérieur de sa propre conscience, tout comme l’on prend acte de ce qui nous entoure. On-est soi-hors-de-soi. On est ici et ailleurs. Dans un Rêve Réel, dans une Réalité-Rêvée, à l’intersection du Jour et de la Nuit, à la jointure de l’Imaginaire et de l’Effectif, à la pliure de la Matière et de l’Esprit.

   Celle qui est devant moi, qui s’est emparée de ma volonté, qui a fixé le globe de mes yeux tout contre sa Rouge Esquisse, celle que je nomme ‘Chaperon Rouge’ en raison de sa couleur irradiante, éblouissante, pareille à une large tache de sang, elle donc sur qui tout se focalise, est le lieu même, désormais et pour la suite des jours qui viennent, de mon unique profération, autrement dit de mon silence, de ma parole clouée, le lieu même de mon Néant. Sur le long quai de pavés gris, elle est le point fixe, l’amer qui attire tout, détruit tout. Prodige d’immobilité que tout ceci. La haute bâtisse de la Gare construite en briques rouges, le long bâtiment qui la prolonge, la passerelle d’acier, les lignes télégraphiques, la locomotive et les wagons, tout ceci paraît venir de si loin, fossiles d’un âge sans nom, de coordonnées sans assises. Le ciel bleu recule au-delà de toute diction, le globe blanc de la Lune est un énigmatique et insondable Pierrot orphelin de sa Colombine.

   Je marche tout juste derrière Chaperon, à son insu, dans le peu d’ombre que son élégante silhouette trace au sol. Je ne fais aucun bruit si bien qu’elle ne peut deviner ma présence. Et, du reste, en apercevrait-elle le léger tremblement, je ne crois pas qu’elle s’en offusquerait le moins du monde. Regarder une œuvre d’art, être fasciné par la scène qui figure sur la toile ne saurait constituer en soi un péché, pas plus que cette inclination ne serait la marque d’une curiosité. Être soi et l’œuvre en même temps, ceci n’est nullement contingent, mais voulu. Par le Voyeur, par la Chose vue car cette dernière n’existe qu’à être contemplée, c'est-à-dire portée au bout de son être.

   Chaperon progresse à pas menus, comme si elle voulait tirer de son propre réel un genre de potion magique, si elle voulait phagocyter tout ce qui vient à elle dans le luxe inouï de l’instant. Être elle en la plus vive impression qui se puisse imaginer, être le Monde tout autour qui n’est présentement là que pour elle et, sans doute grâce à elle. Oui, à mesure que la lumière bouge dans le ciel, que les oiseaux s’éveillent au bord soyeux de leur nid, à mesure que les Hommes battent le pavé dans l’enfer libre des villes, Chaperon crée la toile sur laquelle repose son existence.

Elle avance : et c’est la Lune.

Elle avance encore : et ce sont les rails

qui montent au ciel à perte de vue.

Elle avance toujours : et c’est la porte de la Gare

qui communique avec les quais,

qui s’ouvre et s’efface avec grâce.

 

    Chaperon entre dans la salle d’attente aux sièges de bois revêtus de cuir et, l’espace d’un instant, la rivière blonde de sa chevelure disparaît à mes yeux. C’est comme un coup de canif qui entaille ma conscience, comme si mon âme saignait de ne plus s’apercevoir que mutilée, genre de chiffon inutile flottant au vent mauvais d’une infinie tristesse. Elle, Chaperon, je la veux comme un enfant veut un jouet, comme un amant attend son amante avec la lèvre qui tremble et les yeux perdus dans l’infini du ciel. Je la veux telle une partie de moi-même, infiniment disponible au songe romantique qui se love en moi de la même façon qu’un animal plonge dans le tunnel de sa tanière, le corps moulé par ce qui l’accueille et le détermine en qui il est. Nulle distance entre le blaireau et sa tunique d’argile. Nul écart entre Chaperon et celui que je suis devenu dès l’instant où son image a envahi l’horizon courbe de mes yeux.

   Toujours elle a existé en moi, pliée dans les fibres de ma chair, collée au revers de ma peau, spiralée au sein même de ma graine ombilicale, attachée au môle de mon imaginaire, soudée à la coursive de mon esprit. Elle/Moi, dans le creuset unique d’une identique présence. J’étais hanté par Chaperon, ce qui, souvent, expliquait ma climatique orphique, moi toujours en perte de mon double, moi amputé de quelque membre et claudicant sur la vaste scène du Monde, cherchant, ne sachant que la recherche et non ceci même qui la motivait, cette Lueur Rouge au large de mon immense solitude. Mais qui donc, sur cette Terre, n’est un être solitaire ? Jamais de complétude et la poursuite de fantômes qui ne laissent dans nos mains meurtries que la poudre à jamais consolée de la question. Mais ai-je donc le temps et le loisir de ruminer dès le moment où la joie est à portée de main ? Gamin qui a tiré une pochette-surprise et sent au travers du papier glacé la forme entière de son désir. Ses doigts sont mouillés du plaisir anticipateur de la découverte.

   Maintenant nous sommes sortis de la maison de briques de la Gare. C’est un paysage lunaire qui nous attend dont Chaperon Rouge accepte qu’il soit son immédiat quotidien. Elle avance dans la vie avec un charme pareil au vol inventif de la libellule ou du primesautier Argus s’amusant des plis de l’air, des effluves printaniers, de la brise embaumée qui monte des présences florales accrochées aux épines des buissons. La lumière glisse au ras du sol, lustre la pierre des pavés, se fraie une voie parmi les épaisses frondaisons des arbres, luit sur les rangées de rails, on dirait un chemin attiré par les hautes ramures du Ciel. Un instant, Chaperon Rouge s’immobilise sur le bord du quai. Elle regarde fixement la caisse verte d’une draisine. Sur sa partie arrière la braise d’un feu rouge. Image d’un désir ? Symbole du nécessaire rougeoiement de la vie ? Point de convergence des passions humaines ? Il y a tant et tant de significations qui existent à bas bruit, glissent sous la ligne de flottaison de la conscience ! Tant de savoirs insus, de connaissances inconnues. Consternante vérité oxymorique de tout ce qui nous échappe dont nous aurions voulu éprouver le don mais nos doigts ne saisissent jamais que des pépins à défaut de posséder le fruit. Vacuité immense, vertige universel de qui interroge les étoiles et voyage sur les queues des comètes.

   Devant la draisine est attachée une voiture de cette même teinte vert bouteille, tellement semblable aux rivages englués de la mélancolie. Une vitre éclairée de jaune dit la proximité du départ, le pas à franchir afin de sortir de soi et déboucher dans une fiction différente de la quotidienne, celle qui nous arrime à notre propre destin et nous prive de liberté. Chaperon me précède sur le quai transi de clarté lunaire. Les arbres, de chaque côté de la voie, dessinent une double harmonie, une double rangée dont les feuilles, détourées de lignes brillantes, rythment un temps de nature immémoriale, un genre de poix venu du plus loin d’une illisible contrée. Etrangement, dans cette vision d’aquarium, sur fond de ciel pareil à une encre lourde, tout paraît si léger, si aérien que l’on s’attendrait à voir voler des poissons aux nageoires de cristal, à voir les longs flagelles des poulpes tracer à contre-jour de l’heure les figures d’une subtile chorégraphie.

   Montant dans la voiture, Chaperon retrousse sa robe, laissant découvrir des bottines noires à fins talons, des bas résille losangés, une chair délicate pareille au corail des oursins dormant dans la nacre douce de leur coquille. Chaperon n’a nul souci de moi. Ne m’aperçoit nullement. Seulement tissée du songe intérieur qui tapisse son être, seulement occupée de poursuivre son voyage dont, certes, je suis le Voyeur privilégié, dont nul autre que moi ne saurait troubler la précieuse liberté. Parfois, entre deux touches de brosse, le subjectile vibrant sous la pression, j’aperçois le visage de l’Artiste, concentré mais radieux, soucieux mais libre de créer le Monde à sa guise.

   Je m’assois tout juste derrière la banquette en bois qu’occupe Chaperon. La toile de ses cheveux flotte librement et je suis avec attention et même vénération le mouvement du souffle qui l’anime. Parfois quelque pensée intime s’échappe du massif de sa tête, s’enroule autour des barres d’appui, des porte-bagages. J’en devine le rare, j’en suppute le précieux. En réalité ce ne sont nullement des mots que l’on pourrait déchiffrer, ce sont des genres d’hiéroglyphes, de mystérieux sinogrammes, de signes pareils à ceux gravés sur les bâtons percés de la Préhistoire. Ce sont de minces pullulations, d’amusants tropismes, cela a la consistance aérienne des tuniques des chrysalides, la légère persistance à être des feuilles trouées de vent, dont il ne demeure que les nervures. Elle, Chaperon, paraît identique à ses pensées, un indéfinissable, une trame à peine armoriée, un tissu lâche, la texture de l’ineffable, les mailles d’une chimère. Pour ceci elle se donne comme le rare, l’inaccessible mais on peut la regarder à loisir depuis le territoire libre de son imaginaire. Peut-être n’en est-elle qu’un fragment détaché, un grésil se perdant aux confins de la nuit, mourant sur la margelle bleue de l’aube ?

   Notre convoi s’est arrêté en rase campagne. Voyageuse s’est levée, m’a frôlé de sa robe de satin. Elle a descendu les degrés des marches, ses bottines touchant à peine les lames de fer. Je l’ai suivie, toujours dans la discrétion. Face à nous une large clairière entourée de hauts arbres aux ramures minérales. Poudrés d’émeraude et de blanc. Une féerie de Noël. Au sol, une herbe drue, semée de pâquerettes et des clochettes parme des fritillaires-couronnes. Ici et là des touffes végétales aux feuilles dentelées. Chaperon, arrivée au centre de la clairière, a étalé sa robe en large nappe, s’est assise, a longuement observé des meutes d’oiseaux invisibles, les yeux perdus parmi les joues pommelées des nuages, le front lissé de l’eau claire du ciel.

    Tout autour d’elle c’est la pure joie qui irradie, faisceau polychrome de faveurs qui tressent autour de sa tête l’ode des plaisirs illimités.

 

Chaperon respire et c’est le bonheur.

Chaperon ouvre ses mains

et c’est la plurielle donation du jour.

Chaperon lisse ses cheveux

et c’est pluie de félicité

qui se répand alentour

avec son bruissement de dentelle.

 

   Elle est l’Illimité en sa plus belle énigme. Elle est l’Inattendu qui emplit mes yeux des mirages qui m’habitent et n’éclosent qu’à la mesure de ce qui ouvre et resplendit dans l’aura de mon corps transfiguré. Oui, car alors je deviens transparent à moi-même et je lis en moi comme dans un livre ouvert qui me livrerait quelque secret antique et me déposerait dans la Cité Olympienne, bien plus haut que les soucis des Hommes. Le soleil est à mi-distance du zénith et du nadir, il glisse doucement afin de rejoindre l’Hespérie qui l’accueillera avant que l’encre nocturne n’assombrisse le ciel, ne le conduise à son repos.

   Je suis tout au bord de la clairière, dans cette zone intermédiaire du mélange des eaux claires et sombres du jour. Je ne bouge guère de peur que ma présence ne soit dévoilée à Chaperon. Elle, Chaperon vient de se relever. Sa robe ensemence de pourpre les tiges d’herbe, les troncs des arbres et, sans doute, mon visage dont je ne peux saisir l’épiphanie puisque jamais quiconque n’a pu voir sa physionomie dans sa réalité, seulement un rapide halo dans le tain du miroir. Chaperon avance dans le cercle magique avec une telle légèreté, à peine une onction posée sur la nervure d’une feuille. Fasciné, aimanté par ce prodigieux spectacle, je n’ai même pas songé à me déplacer pour laisser le passage qui conduit au convoi. Chaperon est si proche, maintenant, je pourrais effleurer son visage. Etrange visage qui paraît s’effacer à même sa profération. Je n’en pourrais décrire le pouvoir, n’en pourrais préciser la forme. Beauté de la beauté simplement et nul autre prédicat qui fixerait à jamais l’ineffable faveur d’une vision. Je suis logé en moi, au centre invisible de mon corps. Chaperon progresse à pas lents, comme pour un ultime cérémonial. Chaperon traverse ma propre présence. Elle est au bord de qui je suis, puis elle est en moi, totalement immergée, puis elle est hors de moi et je sens la brise de son être qui se dissipe au moment où elle monte dans la voiture verte.

   J’ai encore, en mon intime, un peu d’elle, nullement une touche matérielle, bien plutôt le souffle d’un esprit et mon âme s’emplit de ce vide, de ce creux qu’elle a dessiné en moi. Je sens, au-dessus de la doline de ma fontanelle, les pulsations d’une absence, le rythme assourdi d’une mélancolie en train d’éclore, de fleurir, qui n’aura nulle fin. Jamais l’on ne revient du phénomène invisible de la présence. Toujours, en soi, une vacuité qui appelle et demande la survenue du poème, sa parole originelle, le déploiement de son quatrain dans la simplicité la plus éloquente qui soit. Cela plane tout là-haut dans les rémiges de l’imaginaire, cela fait son bruit de cerf-volant de papier qu’anime la belle clarté de la conscience, cela se pose parfois sur la pulpe des doigts. On croit à un fourmillement, ce sont en réalité les mots qui viennent à soi et délivrent un peu de leur richesse, un peu de leur nécessité.

   Chaperon a repris sa place de Déesse. J’ai repris ma place de Voyeur. Je regarde qui ne se sait nullement regardée. Sent-elle au moins, sur sa nuque, la brise de ma pensée, l’haleine de mon désir ? Elle semble si totalement à elle, si inclinée à sa propre présence. Derrière nous la draisine a repris sa poussée. Toujours une lumière jaune, une lumière de bougie pareille à un nectar se posant sur toute chose. Une lumière de rêve qui métamorphose les personnages en d’étranges entités surnaturelles. On dirait des statues d’albâtre illuminées de l’intérieur. Leurs yeux sont des mares lunaires, leurs mains d’antiques terres à la couleur ossuaire, leurs corps un bloc de résine où bougent les immobiles pensées, des manières de bourgeonnements, de signes avant-coureurs de ce que pourrait être une existence de veille si elle pouvait avoir lieu en dehors des frontières d’une pseudo-conscience nocturne.

   Les proches rivages de la nuit ont glacé de bleu profond les lointains du ciel. Tout est phosphorescent. Tout brille de soi. Tout exulte dans un silence clos sur lui-même. La double ligne des rails, deux longs traits lumineux qui partent à l’infini. De chaque côté de la voie, de hauts peupliers aux feuilles de métal dressent leur immense solitude. Des éclats de lumière poinçonnent nos corps. Celui de Chaperon s’abandonne sous la meute du plaisir, le mien se rebelle de ne pouvoir rejoindre cette félicité si proche, cette douce anse marine où trouver du repos, où connaître le luxe de l’apaisement. Mais le voyage à distance est déjà une telle faveur. Le convoi entre dans un tunnel fait de hauts palétuviers. Entre les mailles de leurs racines aériennes, j’aperçois la Mer, ses courtes vagues d’émeraude, leur bascule dans une théorie de bulles, une blancheur d’écume crépite à leur sommet. A l’opposé de hautes dunes de sable. Les grains de mica jettent leurs étoiles dans l’air, les oyats balancés par le vent sont des genres de harpes cristallines, des galeries traversent le massif de part en part et l’on aperçoit, au travers, les fanaux des villes, presque imperceptibles, étiques sémaphores disant la lourdeur des destins, leurs anatomies de gisants dans les sépulcres étroits de leurs couches de toile.

   De longues lianes de volubilis, pourpre éteinte, imitent la robe de Chaperon, elle qui plonge dans un corridor de pénombre. Des ruisseaux de bougainvillées aux teintes vives cascadent, effleurent les vitres. J’en sens la douce fragrance se répandre sur les sièges, visiter la plaine lisse de mon visage. Les fleurs blanches des clématites éclatent ici et là dans des sortes de bouquets qui me font penser à la Flore du ‘Printemps’ de Botticelli, à sa riche parure florale, aux robes des élégantes aristocrates florentines, qui évoquent aussi en moi l’ombre proustienne, délicate, des ‘jeunes filles en fleurs’ et je ne peux m’empêcher de réciter l’une des belles phrases de ‘La Recherche’ :

« Empourpré des reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel. »

  

   Son visage, je n’en pouvais percevoir que quelques rapides reflets mêlés aux lianes, aux vagues souples de l’eau. Elle était un genre d’Ophélie, mais encore située entre deux ondes, entourée d’une haie de pétales blancs, cernée de plantes aquatiques, tenant dans sa main droite cette rose ou bien ce bleuet aux teintes si vives, image encore de la vie en son effusion. Parfois, il me semblait que Chaperon essayait de deviner mon profil dans le miroir de la vitre mais, sans doute, ne s’agissait-il là que d’une projection de mon désir. J’entendais ronronner le moteur de la draisine à la manière d’un gros bourdon et aussi le grincement des roues sur la voie étroite. Je nous pensais partis pour un voyage tout au bout du monde, là où plus rien n’a lieu que le vertige sans fond d’un périple étrange et sans but.

    A peine avais-je médité ceci, que le convoi s’engouffra dans une sorte de tunnel ténébreux, comme s’il était tapissé d’une couche de suie. Les sons ne me parvenaient plus qu’étouffés comme si l’on descendait dans un gouffre aux parois humides tapissées de mousses et de lichens. Des orifices creusés dans les parois, imitaient des oculus. Une lumière infiniment blanche en traversait toute la longueur. Donc, à intervalles réguliers, pareilles à un clignotement régulier dont un démiurge diabolique aurait mesuré le rythme, de grandes balafres de clarté inondaient la voiture, révélant jusqu’à une sorte d’excès la vêture pourpre de Chaperon, la silhouette de son visage qui se fardait d’étonnantes lueurs cosmiques.

   Je ne pouvais m’empêcher de projeter sur l’écran de mon imaginaire une fin proche, laquelle ôterait toute possibilité de connaître la Voyageuse. Soudain, venant du fond du tunnel, montant de sa gorge étroite, une déflagration blanche envahit la carlingue de fer de la voiture. C’était une onde brillante comme mille soleils, un raz-de-marée qui m’arrachait à moi-même en même temps qu’il soustrayait Chaperon à ma vue. Je m’agrippai au rebord de mon siège mais en vain. La houle avait raison de moi, elle m’enlevait à mon être propre si bien que je me pensais l’innocent jouet de quelque abîme où, bientôt, je disparaîtrai corps et âme. Celle par qui je vivais depuis quelques heures n’était plus qu’une lointaine et illisible éclipse.

   Alors je perçus nettement, tout juste devant l’étrave de ma poitrine, un genre d’opercule fibreux, de membrane visqueuse qui m’attirait à elle par un terrible effet de succion. Bientôt je perdis une claire conscience des choses, n’en ressentais que la forme approximative, percevais des silhouettes fuligineuses disposées çà et là de part et d’autre d’un étroit boyau. Et bien que ma vision ait été altérée par mon saut dans l’inconnu, je parvenais à distinguer assez clairement ce qui venait à moi dans le genre d’une étrange procession. Le sol était tapissé de larges dalles de marbre noires et blanches. Rangées telles des cariatides près d’un temple antique, des femmes en robes longues aux plis amples, larges capelines sur la tête semblaient distraites d’elles-mêmes comme si elles étaient aux portes mêmes du Tartare ou bien sortaient d’une salle de fumeurs d’opium. D’autres femmes entièrement nues, à la carnation entre pêche et abricot s’exposaient tels des fruits sur l’étal d’un marchand des quatre saisons, et toujours cette floculation dont leurs corps émettaient la bizarre matière.

   J’avançais dans le tunnel à la force de ma propre énergie. Loin étaient la draisine avec son falot rouge accroché à ses basques, loin la voiture verte avec sa lumière jaune d’outre-monde, loin Chaperon qui, peut-être, n’était plus qu’une vague fable immergée au fin fond d’un temps sans aspérité ni contours, une simple fuite des choses dans un orient qui s’effondrait, ne parlait plus, n’indiquait plus nulle étoile guidant l’avancée des hommes. C’était pareil à une immersion dans un site muet, aphasique, sourd à toute plainte. Je ne pouvais que débattre avec moi-même dans une manière de destin autistique, une large schize scindant mon corps, des fêlures s’y inscrivant, des lézardes y naissant en un constant tellurisme. A vrai dire la terre de mon corps, je n’en reconnaissais plus la consistance d’argile, le ciel de mon esprit ne percevait plus que le fouet des éclairs et le grondement du feu céleste.

    Puis, comme si elle était venue des confins de l’univers, ce fut l’apparition d’une lumière abyssale aux teintes verdâtres, une lumière à la consistance de poix, une lumière infiniment matérielle qui épousait la forme de mon corps à la manière d’une combinaison de plongeur. J’avais un peu de mal à me mouvoir et je sentais toutes ces masses confuses identiques à la consistance des rêves, peut-être aussi semblables à ces lointaines eaux amniotiques que je connus avant ma naissance et qui viennent, à intervalles réguliers, me rappeler le premier lieu de ma vie. Puis il y a eu un genre d’éclaircie qui m’a fait immédiatement penser à la clairière que nous avions visitée avec Chaperon. Tout autour du cercle de ma vision, quelques festons décolorés, diaphanes, quelques miroitements identiques à ceux qui détourent les astres lors de leurs éclipses. Petit à petit il me semblait reprendre possession d’un corps qui s’était détaché de moi, qui flottait entre deux eaux, qui ne connaissait plus de sa forme qu’une approximation, une idée sans réelle attache terrestre.

    Entre mes doigts le corps de nacre de mon stylo. A l’extrémité de mon stylo une feuille blanche sur laquelle je trace les milliers de petits signes noirs que, Lecteur, Lectrice, vous lisez présentement, sans doute assis dans votre salon où coule une douce lumière. Devant ma table de travail, une large baie ouverte sur l’horizon. Sa surface parfois traversée par le long voyage des oiseaux de mer ou bien par une présence humaine dont je ne sais si elle est masculine ou féminine, une présence qui se confond avec la plaine d’eau, les flocons blancs de la brume. L’Hôtel du ‘Rivage et du Grand Large’ (son nom me fait penser aux étranges pouvoirs de l’imagination) dérive lentement sur les vagues de sable qui viennent lécher les assises de sa grande bâtisse. Je pose sur le papier encore quelques mots puis fais infuser une tasse de thé. Je crois que je vais laisser décanter mes pensées, m’accorder quelque repos avant de clore mon article sur le ‘Paul Delvaux Museum’. Bergeret sera content d’en lire le contenu, je le sais si attentif aux choses de l’art !

 

   Journal de bord - Ostende - Jeudi 19 Avril 2018

 

   Ce matin, je vais faire quelques pas le long de la côte. Je crois bien être le seul habitant de ce bout du monde. Nul autre peuple que mon image réfractée par les infimes gouttelettes de la brume, par la clarté qui arrive par fragments, comme si elle avait franchi les faces d’un prisme. Curieuse impression que celle d’un dédoublement. Je suis à mon exacte jointure de même qu’en avant de moi dans cet intraduisible futur, qu’en arrière de moi dans ce passé immédiat qui encore me retient dans une sorte d’exigence mémorielle. Alors pour confirmer la nécessité d’une touche de réel, pour vérifier son acuité, je cueille une poignée de sable et de graviers que je jette dans la mer. Une gerbe de gouttes me saute au visage et me dit l’effectivité de ma présence, ici et maintenant, dans l’épaisseur de mon derme, dans l’enceinte de ma peau.

   Délicieuse climatique que de ne rien savoir des limites de mon être. Aussi bien je suis le tremblement de cette touffe d’oyats, ce monticule de sable couché sous le gris du ciel, le ciel lui-même en sa fuite plurielle, le nuage que frôle de ses ailes étendues le superbe et sauvage goéland. Je crois que c’est ceci que j’ai à faire, être moi jusque dans l’excès de ma propre présence, en sentir le plein, en éprouver l’immense satiété, l’ultime saturation. Puis, dans le même instant, m’endurer dans un vide orbital, tutoyer les couches d’ouate du rien, sentir le silencieux faire ses orbes de talc. N’est-on jamais plus que ce tremblement, cette irisation à la face de l’étang qui consonne avec le vol grâcieux de la libellule ?

   Dans ma voiture, j’ai rangé mes livres et mes notes, quelques vêtements, des cailloux ramassés sur le rivage, ils seront des souvenirs matériels, des témoins d’un temps qui fut et déjà se terre en quelque endroit mystérieux du monde. Je vais passer à Saint-Idesbald, j’y ferai un saut au ‘Delvaux Museum’. Je veux revoir ces œuvres de l’Artiste, elles coïncident si parfaitement avec le jeu exact de mes affinités. Comme ma visite d’hier (est-ce dû à l’immobilité d’un temps qui se donne en moi avec ce curieux arrêt, cet arrêt sur image ?), je suis seul à pénétrer dans les grandes salles. Le silence vibre d’un étrange murmure. Peut-être n’est-il que le signe apparent de mon émotion ? Cet univers dans lequel, à nouveau, je pénètre avec recueillement, un frisson parcourant la plaine de mon dos n’est pas sans évoquer l’état d’âme nervalien qui s’exprime dans ‘Aurélia’ par cette si belle phrase : 

   « Le rêve est une seconde vie. je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. »

    Cette pensée, mille fois je l’ai convoquée à l’écrit, mille fois tournée dans le massif de ma tête et invariablement elle produit les mêmes effets d’irréalité, de longue rêverie, de chimère perchée à l’angle d’une tour de Notre-Dame de Paris. Je suis sur le seuil inouï de ces portes, mes yeux s’agrandissent du mystère qui fait son halo tout autour des toiles. Le ‘Village des Sirènes’ est toujours là avec ses personnages-momies, la fixité des regards, ses lumineuses falaises de marbre. ‘Ombres’, toujours présente cette toile, avec le treillis des branches plaquées au sol, la mer d’encre sombre, le personnage féminin pareil à une inatteignable Déesse. ‘Phases de Lune’ laisse toujours apparaître l’œil pâle de l’astre, ses personnages féminins pensifs, son temple grec perché sur son tertre de roches brunes.

   ‘Solitude’ me fait signe du fond de son abyssale splendeur. On dirait une image sortie d’un passé proche mais qui, paradoxalement, prend les couleurs hiéroglyphiques d’un temps si éloigné qu’il pourrait devenir invisible, hors d’atteinte. Ce tableau est ‘mon’ tableau, il ne vit que de me rencontrer et moi, de me fondre en lui. Comme la goutte d’eau du nuage rejoint la source qui lui a donné vie. Le ciel est profond, inquiet de sa propre figuration. La haute passerelle enjambe toujours les voies sur lesquelles semblent dormir d’antiques et funestes wagons. Ils sont noirs avec des reflets bleutés. Les rails luisent faiblement dans la pénombre. Les pavés du quai dessinent toujours leur claire géométrie. La bâtisse qui prolonge la gare resplendit de blancheur. La façade de briques de la gare n’a pas changé, elle demeure dans sa couleur sanguine.

    Mais voici que le plus étrange parmi l’étrange vient à moi avec sa charge de confondante absence. A la place de Chaperon Rouge, comme une forme découpée à l’aide de ciseaux, gît la silhouette blanche, transparente, de Celle que j’attendais, de Celle dont je supputais qu’elle pourrait me donner l’inestimable pure joie dont j’étais en attente, une manière d’écho à ce prodigieux événement qui avait eu lieu hier, comme en un autre monde, en un autre temps. Mais la cruelle évidence est là, inscrite en lettres égarées, abîmées, Chaperon n’est plus. Cependant je ne cherche nulle justification, nulle explication qui parleraient à ma conscience et abreuveraient mon corps de quelque fraîcheur. Je quitte la salle à reculons au prétexte fallacieux, peut-être, d’y découvrir Celle qui devrait y figurer, une trace seulement, un signe, le début d’un mot.

   Je quitte le ‘Museum’, monte dans ma voiture. Il y règne une tiède douceur. Avant de partir, je regarde une dernière fois le ‘Muséum’, le chemin de dalles bordé de haies, les branches d’un grand cèdre qui flottent devant sa façade blanche, les pavés de verre qui illuminent l’entrée, son toit de tuiles rouges. Rien n’a changé depuis ma dernière visite et tout a changé. Je crois que je ne regarde plus les choses de la même manière qu’avant. Une impression d’irréalité embrume ma tête, une sensation de flottement berce la nacelle de mon corps. Je fume une cigarette avec toute la lenteur propice à un rite initiatique. Je crois bien que je pourrais suivre le chemin de la fumée qui passe par la vitre ouverte, visiter la courbe des nuages, glisser dans le vent, devenir oiseau ivre du ciel.

   Je mets le moteur en marche. Il ronronne doucement, à la façon d’un gros chat. Ce matin le temps est couvert qui ménage de grandes zones d’ombre. L’habitacle est plongé dans un gris anthracite que traversent quelques balafres plus claires. La voiture quitte lentement Idesbald, son faubourg et son essaim de maisons disséminées dans la végétation. Je conduis songeusement, encore attaché à ma visite, aux œuvres de Paul Delvaux, aux rêves consécutifs à la rencontre de ces personnages hors du temps. Je ne sais pourquoi, est-ce un tressaillement de l’air, un bruit qui viendrait à moi depuis un ailleurs indescriptible, est-ce seulement une illusion qui broderait sa dentelle à l’intérieur de mon corps ? Je suis soudain envahi du sentiment d’une présence, comme si un être invisible s’était glissé à mon insu sur le siège du passager. Je tourne lentement mon regard vers la droite et, sublime surprise : deux bottines noires finement lacées, des bas de soie sur une chair délicate, une jupe courte d’un rouge écarlate, une blouse blanche au col ouvragé, une cascade de cheveux blonds, un visage juvénile, rieur, à la carnation si fine, une image tout droit sortie d’un rêve romantique.

    Je dois me rendre à l’évidence, c’est bien Chaperon Rouge qui est là, en chair et en os, plus présente qu’elle ne l’a jamais été, merveilleusement extraite de sa toile (ce vide, ce blanc qui trouaient ‘Solitude’), une réalité au plus haut de son rayonnement, l’astre solaire au zénith, le poème en sa flamboyante diction. Nul besoin de l’interroger sur la raison de sa présence à mes côtés. L’évidence a ceci de précieux que, tout comme l’intuition, elle n’a besoin d’aucune explication préalable, qu’elle va de soi, que tout essai de rationalisation en détruirait l’architecture de cristal. Maintenant la voiture file à bonne allure, creusant sa route parmi les lianes des chèvrefeuilles, les bouquets de roses odorantes, les grappes mauves des lilas. Des chênes majestueux s’inclinent à notre passage, des bouleaux font trembler le cuir blanc de leur écorce, des aulnes pleurent doucement leurs larmes de rosée. Chaperon chante doucement un genre de comptine pour enfants, à moins qu’il ne s’agisse d’un refrain venu du fond des âges, qui arrive à nous tout poudré du frimas des ans.

   Je me surprends à fredonner, à suivre par la pensée ces paroles de craie qui blanchissent l’air et montent si haut qu’un silence éteint, pareil à une cendre maculant une braise. Parfois des oiseaux bavards et multicolores, des aras au plumage de feu, des paons faisant la roue, des paille-en-queue rayés de noir, de fins colibris teintés d’émeraude et de gris font leur étonnant vol stationnaire juste devant la vitre qui nous sépare du réel. Parfois, dans les trouées du paysage, surgissent d’adorables scènes, des femmes aux capelines envahies de fleurs, d’autres à la haute silhouette, drapées dans des robes diaphanes qui laissent deviner leur nudité, des naïades au bord d’un canal empli d’eau turquoise, et des temples de marbre et de porphyre au loin, et des collines qui font leurs belles éminences d’obsidienne tout contre le bleu délavé du ciel.

   Chaperon et moi ouvrons nos yeux dans le genre de la mydriase pour ne rien perdre de ce qui se donne à voir avec tant de généreuse beauté. Je me surprends à imaginer une histoire fabuleuse. Des escortes de policiers sont à nos trousses. Des policiers chargés de surveiller le patrimoine artistique, de restituer à leur toile d’origine toutes les Fugueuses que le réel tenterait. On ne peut impunément mélanger ce qui n’est nullement miscible : un être tissé de songe et de rien ne saurait rejoindre la matérialité obtuse du quotidien. C’est une question d’éthique, chacun doit demeurer à sa place. C’est une question d’esthétique, les formes idéales ne peuvent nullement se rapporter à ces autres formes que sont les conditions d’existence. C’est à peu près ceci que je formule dans le cours de mes laborieuses pensées alors que Chaperon et moi fumons et chantons de concert les notes cristallines d’une Fugue, cela va de soi !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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