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15 mai 2021 6 15 /05 /mai /2021 17:13
Lieu de vérité

« Des  petits cailloux dans mes poches 

Photographie : Gilles Molinier

 

***

 

   Il faut avoir parcouru des villes, avoir connu leurs agoras peuplées de rires et de cris. Il faut avoir franchi les nœuds complexes des routes, leur enchevêtrement, avoir passé des ponts aux arcades multiples puis être sortis des remparts, avoir gagné les hautes collines semées de pierres de calcaire et de buissons hirsutes. Il faut avoir regardé le long éparpillement du monde, des hommes, leurs étranges confluences en des lieux de plaisir. Des yeux il faut avoir suivi leurs parcours obsessionnels, telles les noires brindilles des fourmis qui s’agitent en tous sens, tenant dans leurs mandibules, un morceau de feuille, un copeau de sarment, une bribe de nutriment. Ce sont les habituels fardeaux dont ces minces peuples s’encombrent afin de posséder quelque avoir, de ne point connaître les morsures acides du dénuement. Partout ce peuple court, des pôles aux tropiques, des équateurs aux méridiens de la Terre. Il amasse, thésaurise tout ce qui passe à sa portée. Ce sont de lourds ballots qui font penser au fragile équilibre des chapeaux de fées dont, à chaque instant, l’on pourrait penser que leur écroulement est pour bientôt. Ces pressés, ces curieux, ces aliénés se précipitent vers leur perte. Ils ne pensent qu’à leurs avoirs alors que leur être réclame en silence un lieu où devenir, où se rencontrer jusqu’à l’extrême limite de soi.

   Le jour n’est qu’une écharpe grise à l’horizon du monde. Longtemps on a voyagé sans vraiment connaître le point ultime de sa destination. En réalité peu importait le pays, la région, la géographie. Ce que l’on voulait : la fraîcheur et le bleu translucide d’un glacier, la courbe dorée d’une dune, l’éclat d’un lac sous la ramure du ciel, des miroirs d’eau en terrasse, des lagunes au teint de cendre, de hauts plateaux cernés de vent, parfois de grands oiseaux s’y perdent qui planent infiniment. On voulait ce qui n’existait pas, ne parlait pas et, cependant, appelait de loin à la manière d’une chute d’eau dans le silence d’un corps de pierre. Sur le chemin qui montait vers le firmament, on posait ses pieds bien à plat, on évitait les dents des cailloux, les racines aériennes, on contournait les trous où dormaient les animaux cavernicoles. Eux, les invisibles, entendaient-ils aussi cet appel venu du plus loin, qui traçait ses layons au plein de la chair, ouvrait de somptueux avens où brillait la blanche lumière ? Entendaient-ils ou bien n’était-ce qu’un songe, la feuillée d’un imaginaire portant haut le luxe de s’absenter ce dette glaise dans laquelle chacun s’engluait sans même s’en rendre vraiment compte ? Il y avait tant de choses étranges sous les horizons des hommes, peut-être des bêtes et des plantes ! Jamais on ne parvenait à en faire l’inventaire.

   Soudain le chemin a basculé, s’est ouvert, a franchi le dais d’obscurité qui serrait la gorge et faisait aux jambes des manières de garrots de plomb. On a étiré ses paupières à la façon des sauriens, juste une fente par où glisse la lumière. On ne sait où l’on est. On hésite, on tâtonne, on ne formule même pas d’hypothèse. Le simple fait d’être, ici, est déjà pur prodige. On ne cherche nullement des enchaînements de causes et de conséquences, on n’en appelle nullement au principe de raison, on ne demande pas à un improbable sextant de déterminer les conditions de sa navigation. On est libre de soi, des choses, infiniment libre, ce qui veut dire que l’on connaît son être, que l’on vogue, quelque part, en une façon d’état d’apesanteur. Le ciel est pommelé, pareil à une plaine immense qui aurait connu de subits affleurements de lave, des boursouflures de gaz jaune, soufré. De hautes collines noires, en raison de leur position à contre-jour, paraissent semblables au dos d’immenses squales qui auraient échoué, là-bas, à la limite du regard. Il y a comme une langue noire qui court tout le long, peut-être pour placer les choses, délimiter des aires mais dans un souci d’unité, de confluence, de chromatisme étroit. Juste devant la périssoire de son corps, une étendue de galets, de pierres rondes que la clarté polit. On dirait des gueuses, des lingots  de métal ou bien de sombres éclats de météorites, ces gemmes qui viennent du fond de l’univers et nous interrogent sur la nature de leur être. Du nôtre aussi qui est en résonance, en écho. Faute de quoi il ne serait jamais qu’une coque vide, une noix flottant sur un océan d’irrésolutions, d’approximations. Toujours à notre essai de dialogue, il faut une réponse, une altérité qui accuse réception de qui nous sommes.

   C’est étrange de se retrouver dans ce genre de steppe désertique qui, peut-être, n’a même pas de nom sur quelque mappemonde que ce soit. Seulement une tache qui reflète les étoiles et se nourrit de cette contemplation. Voyez-vous, ceci me fait penser à un cosmos inversé : le terrestre regardant le céleste. Ces énigmatiques pierres ne seraient-elles le reflet de ces êtres du loin qui ne connaissent que la musique des sphères et le noir des espaces infinis ? Ces pierres qui brillent et semblent possédées d’une luminescence intérieure, comment ne pas leur octroyer un destin qui les déporte d’elles-mêmes et les accomplisse dans une façon de voyage cosmique? Regardez, c’est un genre de ballet autour de Petite Ourse qui mène la danse : Céphée et sa forme de maison ; Cassiopée et sa ligne brisée ; Baleine au long étirement ; Eridan et son fouet ; Grande Ourse et son chariot qui file vers le Nord, vers Bouvier, Hercule.

   Voyez-vous, là au plein de la vision, nous nous sommes rejoints au seul lieu qui soit, celui de l’être, celui de la vérité. Contrairement aux villes qui succombent aux vives lumières des néons, aux éclairs des vitrines magiques, aux images hallucinées des écrans, nous sommes hors d’atteinte de ce qui nous trompe et altère notre jugement, obère la justesse de nos sentiments. Au bord de la plaine de cailloux - cette Crau imaginaire -, nous sommes les « sans-distance » avec tout ce qui croît à l’infini et nous appelle à la grande fête du silence. Certes les étoiles tiennent leur langage de lumière mais elles nous laissent libres de choisir le nôtre. Notre corps devient parole par le simple fait d’être libéré des contingences et c’est là que peut intervenir notre pensée la plus juste. Elle n’est plus conditionnée ni par une mode, ni par une injonction que nous aurions reçue de ces Géants invisibles qui nous dominent et nous intiment l’ordre d’être de simples machines, des rouages d’horlogerie qu’un secret démiurge remonterait à notre insu. Oui, parfois il faut une faille qui s’ouvre largement dans le vaste et dense concert du monde. Nous y figurons telle une pierre perdue parmi le déluge de ses compagnes. Combien il est doux de s’égarer. Seule façon, sans doute, de se retrouver !

 

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14 mai 2021 5 14 /05 /mai /2021 16:51
Elle qui passait dans le gris.

Photographie : Blanc-Seing

***

    Le matin, très tôt, le blizzard avait insinué sa langue froide dans la meurtrière des rues désertes. Ce dernier assaut de l'hiver, depuis longtemps déjà on en avait été informés. C'avaient été de longs tourbillons de feuilles, des meutes de poussières abrasant la terre. Alors on s'était réfugiés dans les tanières chaudes, on s'était disposés à n'être plus que de vagues points d'interrogation dans l'illisibilité des chambres obscures. On respirait à peine et le cœur faisait ses diastoles - systoles avec un ébruitement de luciole. Au-dessus des corps pareils à des monceaux d'argile flottait une vapeur rare, presqu'éteinte, manière de langage autistique émergeant d'une nullité partout présente.

  Tout, dans la ville, s'était immergé dans un fluide neutre. Les arbres, plantés dans la toile grise du ciel, disaient l'immobilité des choses. Les trottoirs étaient de longues mésas parcourues de désolation. Les pavés abritaient, dans leurs interstices, l'étrange liquéfaction d'une lumière noire, bitumeuse. Du parc enseveli sous la neige n'émergeaient que quelques sculptures cernées de coulures vert-de-gris, des rythmes perdus de balustres, les stalactites de la fontaine pareilles aux brisures bleues des glaciers.  Au-dehors, sous la vacance des avenues, seules deux longues lignes sombres fuyaient vers un impossible horizon. Les trams au long mufle avaient déserté la chaussée, laissant les falaises des immeubles sans voix, sans mouvements qui auraient pu signifier un genre d'existence.

  Ayant perdu son agitation, ses couleurs, son affairement continuel, la ville s'était en quelque sorte immolée, sacrifiée à l'exigence d'un dieu païen à l'austérité apollinienne. Les seules offrandes possibles étaient alors le refuge au creux du silence, le repli ombilical autour du vide, l'abandon de soi dans une gangue marmoréenne sans profération possible. Le jour ne s'illustrait plus que sous une partition minimale de noir, de blanc, de gris. Le noir disait la fermeture du monde, son incapacité à traduire quoi que ce fût des parcours que faisaient jusqu'alors les concrétions humaines à même un sol hautement métaphysique. Le blanc ne remuait même plus ses lèvres d'albâtre, n'articulant plus que des sons internes perdus dans les congères de chairs meurtries. Seul le gris parvenait à s'extraire de cette mortelle insignifiance. Par son balancement, son exacte médiation entre l'occlusion et la possible clairière, par son juste souci de dire, dans l'à-peu-près existentiel qui flottait au ras des consciences, la perdurance des choses, leur ligne toujours incise dans quelque événement dont les Vivants ne percevaient même plus les esquisses tant leur vue était distraite, seulement occupés d'eux-mêmes et de leurs cheminements laborieux. Seul le gris demeurait la seule réalité palpable, seul il s'avançait à découvert face à l'horizon oublieux des hommes.  Le gris, point de passage vers l'infini des mouvances, la multiplicité des significations, les Existants ne le percevaient guère que dans le genre d'une perdition, tout juste à la frontière de leurs rêves. Et alors que le blanc, partout répandu, faisait se confondre tout surgissement virtuel en une même unité, s'imprimait sur les rétines la métaphore d'un parcours qui se confondait avec l'imaginaire lui-même.

  ELLE qui passait dans le gris, dans l'entrelacs des ferrures et l'indécision du jour, était-elle seulement ombre fantasmatique, pure illusion, hallucination des sens ; était-elle uniquement une effigie humaine disposée à une probable fiction, une fable, une histoire ? Avec les infimes mouvements du réel, la chute lente des feuilles, l'élégance ordinaire des flocons, la libre vibration  des sentiments, lorsque les choses ne sont que d'approximatifs tropismes, de simples tremblements, que pouvons-nous faire d'autre  que de nous réfugier dans ces marais d'incertitude qui, en vérité, ne sont que nos propres hésitations, nos balbutiements, nos sidérations face à l'infinie beauté du monde ?

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13 mai 2021 4 13 /05 /mai /2021 17:11
Ces nuées qui viennent à nous

 Photographie : Blanc-Seing

 

 

 

          Chère Solveig,

 

 

   Sais-tu, aujourd’hui, si je t’envoie cette photographie en noir et blanc, ceci n’est nullement fortuit. J’aurais pu te faire parvenir l’original en couleurs mais, alors, combien mon message aurait été atténué, noyé dans une mare multicolore qui lui aurait ôté tout son sens. Noir -Blanc : deux valeurs seulement pour proférer la nuit, le jour, pour dire le bonheur, le malheur, faire surgir la violence et la paix. Tu te doutes combien ma retraite, sur ce beau et sauvage pays du Causse, retiré du monde et du bruit, combien donc ma solitude doit m’apporter de contentement. Certes, j’y gagne une équanimité d’âme sans pareille, la joie immédiate du simple, une inépuisable dimension de ressourcement. Et, cependant, mes nuits sont traversées d’insomnies, mes jours, parfois, ne s’annoncent qu’à la manière d’un long cheminement attisé d’incessantes questions. Et bien que la tâche d’écrire me soit d’un grand secours, je suis assez souvent tel le naufragé tendant désespérément ses bras en direction de l’écueil qui voudra bien le sauver de l’abîme.

   De ma fenêtre, c’est ce paysage si calme, si doux dont j’aperçois le beau moutonnement. La prairie est tachée d’ombre en ce lumineux automne. Une lame de clarté avance qui éclaire les frondaisons. Les nuages sont légers, aériens, ils voguent très loin vers d’infinies altitudes. Au-dessus, comme s’il venait de l’impensable cosmos, le ciel est une taie noire, impénétrable dont, parfois, je pense qu’elle est hostile aux hommes, qu’elle constitue le premier signe d’une alerte, d’une mise en garde. Vois-tu, de regarder ce lac si sombre, fuligineux, c’est comme si venait à ma rencontre une tragédie antique, peut-être « Prométhée enchaîné », d’Eschyle avec ses personnages divins en un lieu désert, quelque part à l’extrémité du monde. Et tout ce noir qui envahit l’azur ne serait que la malédiction de Zeus, trompé par Prométhée, lequel à son tour a trompé les hommes, ne leur offrant que ce feu spoliateur de leurs âmes trop naïves, inclinant, toujours, à quelque compromission. Car le feu a, comme bien d’autres choses, un double visage : celui qui réchauffe et réconforte, mais aussi celui qui brûle et ronge les corps de ceux qui s’en approchent trop. Le feu comme connaissance brille au plus haut mais, souvent, l’humanité en pervertit la fonction et alors ne courent sur la Terre que les feux éteints d’une sourde imprécation. Je sais que tu m’accorderas ton indulgence d’avoir brossé un tableau si inquiet de notre condition. A contrario, en peindre la seule face étincelante serait manquer de la plus élémentaire objectivité. Le Paradis s’obombre toujours du soufre de l’Enfer !

   Tout le jour, depuis l’ascension du soleil en direction du zénith jusqu’à sa chute au nadir, toutes les heures semblent la mise en scène de cette aporie constitutive de notre présence au monde. Lorsque, le matin, nos paupières tout juste entrouvertes perçoivent le bleu de l’aube, combien elles se projettent dans un avenir radieux. La paix est partout qui tresse à nos fronts ses couronnes de lauriers. Puis la lumière monte dans le ciel vertical. Puis la lumière éblouit et fait cligner des yeux que des larmes, soudain, envahissent. Puis l’astre décline, la clarté devient une toile maculée de sanguine à l’horizon, puis la nuit éteint tout qui plonge nature et hommes dans une identique confusion. Comprends-tu, tout est toujours à recommencer. Ce paysage dont nous pensions qu’il dispenserait jusqu’à l’éternité son beau rayonnement, voici qu’il se soustrait à notre regard et fomente, peut-être, à notre encontre, les plus funestes desseins. Ce qui, dans la plénitude du jour, nous était donné en tant que sublime vérité, ceci s’estompe brusquement qui confine à la plus désolante des faussetés.

   Constamment nous sommes pris en tenaille entre nos désirs et nos peines, entre nos souhaits et nos craintes, nos amours et nos haines. Le drame de l’humain est ceci, cette tension qui nous écartèle, cette brusque énergie des contraires qui nous tire à hue et à dia. Lorsque notre visage illuminé de clarté, nous nous croyons atteints d’abondance, voici que nos pieds s’embourbent dans un maléfique limon. Nous sommes des êtres de la déchirure et ne consentons à exister qu’à en transgresser l’aliénante dimension. Seulement le tragique a toujours une coudée d’avance et la grimace de l’insoutenable finitude vient lézarder notre fragile édifice. Colosses aux pieds d’argile, nous feignons d’en sentir le constant tellurisme à l’œuvre et nous tentons de porter notre regard sur tel ou tel objet de désir afin qu’il puisse nous extraire des mors de la lucidité.

   De mon refuge à l’abri des arbres centenaires, ces chênes tors qui poussent au milieu des pierres, il me semble entendre comme un sourd grondement. Je ne sais si la terre tremble ou bien les cieux se partagent sous l’étrave d’un coutre tranchant. A tout instant la glaise pourrait s’ouvrir en tombeau. A chaque seconde les nuages déverser une pluie acide qui ravagerait jusqu’à la proue de notre esprit. Non, je ne divague pas, Sol et tu sais combien je suis attaché à décrire au plus près mes états d’âme. Sans doute sont-ils renforcés par cet inévitable pathos qu’engendre tout exil. Mais les hommes, tous les hommes, sont des exilés que ne sauvent ni leur instinct grégaire, ni leurs divertissements multiples, pas plus que leur quête effrénée de bonheur. S’ils étaient heureux, ils ne chercheraient pas des motifs d’évasion. Ils seraient à l’aise dans leur enceinte de chair et se suffiraient à eux-mêmes, non dans une manière de satisfaction béate, seulement dans l’atteinte d’un sentiment de maturité. Vois la dimension d’aliénation de tous ceux qui se précipitent dans des voyages qui, jamais, ne les satisfont. Vois le désarroi de ceux dont le consumérisme est la seule pierre de touche dont ils ornent leur singulière aventure. Vois ces « foules solitaires » qui se ruent au même spectacle dans l’espoir de grandir, ils ne connaissent que le vertige immédiat du multiple, de la soif  trop rapidement étanchée. Leurs icônes sont en carton et ils ne sont que les spectateurs de leur propre désarroi.

   Sol, nous vivons une société de l’abondance qui ne laisse que trop d’égarés parmi la confluence des peuples. L’homme est ainsi fait que son naturel égoïsme le sauve toujours du désastre. « Ce qui est bon pour moi est bon pour le monde », voici ce que clament, à longueur de journée, les solipsismes de tous ordres qui sont légion. Beaucoup se pensent uniques dont la seule religion s’abîme dans leur propre ego, tout ce qui leur est extérieur ne semble ressortir qu’au monde des représentations et des artefacts. Ce que j’énonce là n’est nullement le motif d’une simple plainte, laquelle se dissoudrait bien vite parmi les allées et venues mondaines. Ce n’est pas davantage un appel. Comment se faire entendre de la surdité partout régnante qui condamne les simples à demeurer au sein de leur invisible caverne ? « Indignez-vous », lançait en son temps la conscience éclairée d’un Stéphane Hessel. Cette exhortation à l’indignation se déclinait selon cinq figures.

   * Trouver un motif d’indignation. Nous pourrions en trouver mille, c’est sans doute pourquoi nous n’en choisissons aucun.

   * Changer de système économique. Quoi donc ?  Le capitalisme aussi bien que le collectivisme asservissent les peuples. Le corporatisme divise les individus en castes. Le socialisme entraîne une déresponsabilisation des acteurs. Le libéralisme implique la loi sans partage des plus forts.

   * Mettre fin au conflit israélo-palestinien. A-t-on jamais mis fin à un conflit ? La violence est enracinée en l’homme depuis la nuit des temps. Notre système limbico-reptilien témoigne encore en nous de la puissance de ces marées d’équinoxe dont, a priori, nous avons bien du mal à canaliser la brusque survenue.

   * Choisir la non-violence. Qui, à part Gandhi luttant contre les lois raciales ? A part Lanza del Vasto entreprenant un jeûne pour sauver les paysans du Larzac ? A part Nelson Mandela luttant contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud ?

   La non-violence est violence faite à nos propres indifférences. La tâche est rude qui se doit de remettre en question le fond sur lequel l’humanité s’est bâtie, dont la devise semble être, le plus souvent : « L’homme, un loup pour l’homme ».

   * Eradiquer le déclin de notre société. Est-il né ou encore à naître le Grand Homme qui, prenant entre ses mains le Destin de la Terre, métamorphosera la manière d’être de l’homme, à savoir considérer toute altérité -, l’animal, le rocher, le fleuve, l’océan, la montagne, la terre, le pauvre, le sans-grade, le démuni -, leur accordant la toute première place, s’effaçant afin que, de ce retrait,  résulte une possibilité d’être pour tout ce qui est, croît, espère ?

   Sol, tu le sais tout comme moi, ceci ne serait envisageable qu’au terme d’une éthique véritable qui prendrait le pas sur toute esthétique. Autrement dit le fond primant la forme. Il n’est d’autre générosité que celle-ci, faire que tout ce qui vient à notre rencontre ait la faveur d’un accueil véritable. Aussi bien la goutte de pluie, l’arbre en sa floraison, l’Autre en sa polyphonique présence.

   Mais comment, ici, ne pas laisser la parole au prophétique et immensément poétique Paul Valéry qui proclamait dans « La Crise de l'Esprit », en 1919, entre deux guerres mondiales immensément dévastatrices pour le corps et l’esprit, ces pensées sublimes qui honorent tout intellectuel digne de ce nom. (Ils ne sont guère légion en ces temps de disette.) : 

  

   « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

   Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux ».

  

   Parfois, le long des  nuits d’hiver, lorsque dans l’aube bleue de givre, les pierres craquent sous la poussée du gel, il me semble entendre ces voix perdues  - Valéry, Ninive, Babylone -, qui résonnent jusqu’à nous pour nous dire le bonheur d’être Hommes sur Terre, ceci que trop souvent nous oublions, creusant, en quelque manière, les tombes qui recevront nos propres insuffisances. Une seule fois, Sol, dis-moi que je ne rêve éveillé. Alors je pourrai dormir en paix pour l’éternité !

 

Sois assurée de mes pensées les meilleures.

 

 

  

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11 mai 2021 2 11 /05 /mai /2021 09:57
De l’ici-présent à l’origine-fondement

‘Nature Morte’

 

Photographie : Marcel Dupertuis

 

***

 

   Incipit - Prenant pour point focal cette belle image, belle sur le plan photographique aussi bien qu’artistique, nous voudrions poser la thèse selon laquelle l’épreuve en Noir et Blanc se dirigeant vers une supposée origine, un fondement, s’approche d’une nécessaire vérité alors que son traitement coloré, du fait de la multiplication de ses sèmes, de l’éparpillement des sens qu’elle suppose, ne ferait apparaître qu’une dilution de cette même vérité. La couleur appellerait au premier chef une esthétique, le Noir et Blanc une éthique. Mais il faut maintenant aller plus avant.

  

   SAISONS

 

   Eté - Profusion. Tout vient du cœur ruisselant des choses, tout se lève de l’indistinct et flamboie au plus haut de sa forme. Tout rutile et fait sens à l’acmé de son être. Regardons ‘L’été’ de Pieter Brueghel l'Ancien. L’image, hautement solaire, expansive, ne laisse nullement de place à l’ombre, au recueil, à la méditation. L’activité bat son plein qui n’attribue aux hommes nul interstice pour quelque repos. L’air est infiniment tendu. Les pensées sont lentes à venir. Tout se fait dans l’immédiateté de l’action. Il faut boire à la jarre pléthorique de la vie. Il faut s’emplir d’un épicurisme au premier degré qui ne s’embarrasse de quelque considération fâcheuse. Eté comme arche tendue du désir. Eté comme présence du présent en sa fulgurante instantanéité. Tout doit être plein, les flux existentiels bourgeonnent, les corolles s’ouvrent, la corne d’abondance diffuse dans l’air saturé de joie imminente les pollens et les nectars de la vie prise à bras le corps. Partout la couleur est à la fête, partout elle dissémine les spores de la croissance, de l’expansion, de la diffusion multiple, bariolée, chamarrée, tel l’habit d’Arlequin.

   A cette aune, l’âme existe-t-elle, l’esprit trouve-t-il aire favorable à son expansion, la dague des soucis et des inquiétudes lacère-t-elle la toile unie du réel ? L’angoisse, cette ambroisie de la Métaphysique, est-elle à même de déployer sa tragique efflorescence ? Non, ici se montre, sous la plus vive des clartés, la généreuse climatique des divertissements estivaux, ici s’actualise la dimension plurielle des phénomènes, la prolifération naturelle, polyphonique, polychrome, poly-sensorielle de ce qui vient à soi pour dire la luxueuse apparence de ceci qui se montre, que nulle contrariété ne saurait entraver, dont nulle tristesse ne pourrait entamer le capital d’illimitée jouissance. Là, dans la multitude riante, épanouie, là dans la grande spirale d’allégresse, ne saurait s’immiscer la mélancolie des penseurs abscons, des faiseurs de morale, des alchimistes de concepts, des dogmatiques religieux, des ascètes en voie pour l’Absolu. Tout spleen, tout chagrin, toute morosité font tache et obscurcissent le ciel d’ombres jugées funestes, invasives, hors de saison et de propos.

    Automne - Ce que l’été avait commencé, l’automne l’accomplit dans la plus somptueuse amplitude. Les couleurs, prises de l’intérieur, s’exhaussent, scintillent. Les érables sont incendiés, les forêts sont chatoyantes, les feuilles expulsent les dernières traces chlorophylliennes, le vert apaisant est banni que remplacent l’éclat du carmin, le rugissement de l’écarlate, l’assaut du vermeil, la vibration de la garance. On est ici, si loin de la photographie placée à l’initiale de cet article, on est à son exact opposé. Elle qui vit dans la modestie de la pénombre, elle qui se vêt de gris soutenu et de noir profond, elle qui se retire au plus intime de son être, voici que la meute automnale, la débauche multicolore, l’arc-en-ciel pléthorique viennent apporter la plus verticale des contradictions.

   Il y a évidente polémique, comme si l’excès des tonalités, leur son cuivré, leur haute symphonie voulaient recouvrir et reconduire à néant ce qui, dans une manière de dolent silence, de parole à la limite d’une mutité, se donnait dans le chuchotement existentiel, autre nom pour une naissance sur le bord du réel, sur la margelle attentive du monde. Car il n’y a vraiment que dans le retrait, dans la modestie de l’apparence, dans l’économie du dire que se décèle l’exactitude des choses, autrement dit le dévoilement de leur vérité. Et le moment est venu de placer la notion de vérité selon le mode grec antique du dévoilement, nommé ‘alètheia’. Ce concept se décline selon deux modes : vérité au sens de dévoilement (l’étant en son apparaître occulte toujours l’être qui est sa vérité), le dévoilement occulte la simple apparence pour donner lieu à l’effectivité du réel.

    [Incise - Dans ce texte, nous souhaiterions faire se révéler, de manière métaphorique, en des guises successives de décoloration et de dénuement (l’expansion estivale-automnale cédant peu à peu la place à la rigueur hivernale), une succession de stades, genre de genèse régressive qui, d’un réel saturé, surabondant (figure de la simple apparence et de l’erreur) remonterait en direction d’une figure originaire affectée de la plus juste simplicité, (seule synonyme de vérité). Un peu comme si un chemin à rebours des stations historiques traversées par les formes esthétiques devait rétrocéder à partir de leurs manifestations les plus exubérantes (fauvisme par exemple, expressionnisme), pour aboutir à l’expression dépouillée, primitive, archaïque (l’art pariétal) en lequel s’annoncerait, sinon une naïveté, du moins une évidence, une justesse, une sincérité que des strates civilisationnelles et culturelles auraient sédimentées, si bien qu’elles ne seraient plus guère perçues, ici et maintenant, qu’à la manière de spectres lointains que la lumière de la temporalité aurait affadis au point de nous les rendre illisibles.]

   Hiver - La nature s’est assagie, est rentrée dans le rang. La sève exubérante a regagné l’âme cachée des arbres, s’est invaginée au profond des racines, dans le secret des tapis de rhizomes. Les couleurs ont été gommées. Ne subsiste plus guère qu’une palette trinitaire Noir/Blanc/Gris. Un mot à peine plus haut qu’un autre. Une syntaxe du dépouillement. Une rhétorique sobre, mesurée, soucieuse de ne dire que l’essentiel, ces présences s’enlevant à peine du sol d’où elles proviennent. Une terre originaire. Une glaise formatrice des premières ébauches, des esquisses primordiales. Une présence silencieuse, à la limite d’un effacement. Comme si les choses du monde, dans leur native effraction, pouvaient, à tout moment, décider de leur être, le propulser en direction de l’étant-visible ou bien le réserver en leur être-invisible. Etonnante disposition alètheiologique, jeu d’un constant voilement/dévoilement qui est la scansion, le rythme immémorial, la pulsation selon lesquelles le se-montrer/se-cacher se donne comme la figure d’Ombre et de Lumière qui, une fois dit

 

Le Noir et le Blanc

le Rien et le Tout,

 la Nuit et le Jour,

l’Opaque et le Diaphane,

la Fin et l’Origine,

le Vide et le Plein,

l’Occultation et l’Emergence

Le Silence et la Parole,

le Mensonge et la Vérité,

le Mal et le Bien

  

   Oui, le Noir et le Blanc, et tout ce qui, symboliquement s’y réfère, dont nous venons de dresser quelques emblèmes contradictoires, dichotomiques.  Ce sont les Intuitions Fondamentales dont nous usons afin que l’emplissement de notre conscience puisse disposer de positions cardinales, d’amers qui seront les pierres vives du sens au gré desquelles cheminer sur cette terre. Quelle sera alors notre position humaine par rapport à ces polarités essentielles ? Eh bien celle d’être des médiateurs, autrement dit de nous situer dans cette valeur intermédiaire du Gris, laquelle tient du Noir sa part de doute, du Blanc sa part de certitude. Médiation ou travail de navette ininterrompu de la Matière-Ombreuse à l’Esprit-Lumière, laquelle médiation constitue le tissage ontologique du Dasein, de l’être-là tel qu’il nous est confié par la mesure du Destin. (On prendra soin de noter que les oppositions binaires figurant ci-dessus le sont dans une perspective axiologique attribuant au Noir la valeur Négative, au Blanc, la valeur Positive ou, pour le dire autrement, le Noir en tant que Mal, le Blanc en tant que Bien, le Noir du côté d’une Fausseté, le Blanc du côté d’une Vérité.)

   Ces distinctions canoniques, ces dialectiques radicales dont on pourrait penser qu’elles sont des simplifications abusives de la réalité, bien loin d’être de simples postures traditionnelles sont les conditions d’une pensée sans doute schématique mais claire des divers ordres auxquels nous confronte notre chemin d’hommes. Elles ne sont nullement des oppositions binaires se limitant à une approbation ou à un rejet des déterminations d’existence. Elles supposent, afin de prendre sens, un troisième terme, l’Existant-que-nous-sommes en sa plus haute possibilité, à savoir de considérer le Noir au même titre de possibilité que le Blanc, opérant toujours une synthèse des points de vue qui, en tant que juste milieu des choses, débouche toujours sur une vision rationnelle dudit réel. Nous sommes, en première instance, des Sujets à équidistance des Objets que nous rencontrons dans notre quotidienneté. Notre regard oscille toujours, tel le fléau de la balance, entre des mesures adverses, antinomiques, le plus souvent tressées des plus vives apories.

   Vivre en pleine conscience est ceci : aiguiser notre lucidité, dégager des différentes formes esthétiques (comportements humains, faits et gestes, postures et conduites, travaux et œuvres, socialités et culture) le ferment nécessaire au dégagement d’une éthique car les formes belles ne sauraient s’exonérer de l’exigence d’une éthique. Il est une tradition de la pensée qui condamne une telle vision dualiste du Monde pour la simple raison qu’on ne saurait situer comme antinomiques l’Esprit et le Corps dont le réel unifie les postures, les ramène à se situer dans un identique creuset. Certes, ce que le réel présente en tant que le même, les catégories linguistiques le posent en tant que différent. Comme si, d’un côté, l’Esprit vivait sa vie autonome et, d’un autre côté, le Corps, identiquement, se situait dans une sorte d’existence parallèle. Bien évidemment cette conception, prise à la lettre, serait tout simplement absurde. Ce qui est à considérer, ceci : le lieu du réel et le lieu symbolique du langage n’occupent pas les mêmes places, ne partent nullement des mêmes perspectives. Afin de décrire le réel, le langage a besoin de cette activité analytique qui pose les différentes esquisses de l’être-d’une- chose selon une successivité temporelle, alors que le flux du réel ne sépare rien, n’isole rien, simple constance de l’être en son devenir. Mais ce que l’activité langagière, de par sa nature, scinde arbitrairement, la faculté intellective le reconstruit dans une synthèse de sens immédiatement compréhensible.

   Cette digression était utile de manière à resituer

Ombre/Lumière

Rien/Tout

Occultation/Emergence

   dans un unique souci existentiel car rien de ce qui vient à nous n’est totalement Vrai ou totalement Faux, toujours un composé des deux, toujours une Plénitude que vient creuser un Vide.

   Dans le développement proposé jusqu’ici, nous n’étions nullement à la périphérie de l’œuvre de Marcel Dupertuis pour la simple raison, qu’en filigrane, elle pose toutes ces questions de l’Ombre et de la Lumière, du Vrai et du Faux, du Silence et de la Parole. Faisant ceci, elle expose l’esthétique dans la clarté d’une éthique. Et ici, ‘éthique’ nous l’entendrons au sens originel, selon la belle inflexion heideggérienne du terme de l’ancien grec ‘éthos’, qui fait signe en direction d’une manière exacte d’habiter la terre, c'est-à-dire de créer la possibilité d’un séjour de l’homme dans la Vérité de l’Être. Ceci est riche de multiples implications qui vont du travail sur soi du Dasein jusqu’à la prise en considération de toute altérité, naturelle, anthropologique au soin desquelles il faut veiller. Il va sans dire que toute œuvre d’art, au motif de sa nature transcendante, doit être le signe de toutes les attentions. Beauté, Vérité = le Même.

 

    Quelques variations phénoménologiques sur ‘Nature Morte’

 

   Cette image est suffisamment admirable pour qu’elle puisse susciter un commentaire qui se voudra aussi exact que possible, lié de près à l’essence même du phénomène, ce surgissement qui ne peut que donner lieu à cet ‘étonnement’ fondateur de la science suprême, la science  par excellence, à savoir la Philosophie. Car ici, ‘Le parti pris des choses’ pour s’exprimer en termes pongiens, se situe bien plus dans la sphère philosophique que dans la sphère esthétique, l’une n’excluant nullement l’autre (cette photographie en témoigne), il s’agit simplement de la perception subjective d’une hiérarchie des ‘apparitions’ ou, pour mieux dire, des épiphanies. Le temps est ici venu de parcourir l’image en ses donations essentielles.

   Le Noir est profond. Le Noir est inquiétant. Le Noir est le fond primordial sur lequel s’enlève le procès de la manifestation. C’est du Noir que tout vient et de lui seul. Le Noir a valeur de générateur ontologique. Le Noir n’est rien. Le Noir est pur néant. C’est de lui et de lui seul que les choses s’extraient pour parvenir à leur être, rencontrer la lumière, ouvrir la clairière de la présence. Le Noir est la Phusis, cette matrice originelle et fondatrice de la pensée matinale grecque. Le Noir est cette indétermination, cette matière chaotique, ce bouillonnement obscur de l’Être en sa confusion initiale, ce foyer des énergies et des puissances telluriques, cette cornue alchimique traversée de toutes les impatiences des oeuvres en gestation, œuvre au noir, au blanc, au rouge.

   Le Noir est ce qui tient en soi toutes les fécondations, toutes les germinations, toutes les effusions, les bourgeonnements, les efflorescences, les déploiements, les possibilités d’effectuation. Le Noir est la haute et totale mesure de l’alètheia. Le Noir est voilement en sa première monstration, mais voilement originaire qui contient en son mystère tous les dévoilements ultérieurs, toutes les paroles transcendantes, mais aussi bien immanentes.

   C’est du Noir que, nous humains, provenons, identiquement à tout ce qui vit et prospère sur le globe infini de la Terre. Le Noir en nous c’est ce qui, parfois, obombre notre silhouette humaine  et nous incline à la faute, au mensonge, à la négation de la vérité. Mais le Noir, c’est aussi l’antonyme au gré duquel survient, par simple mouvement dialectique, le savoir éclairé qui est condition de toute vérité. Si le Noir nous questionne infiniment, ce n’est guère au motif que, symboliquement, il ferait référence à la mort, au deuil, au tragique, mais c’est bien plus le contenu de ses motifs latents constitutifs de l’être-au-monde de tout ce qui est qui nous pose problème, intriqués que nous sommes à son ordre essentiel, nous les Sans-Distance qui redoutons ce qui nous aime et nous a mis au monde dans un pur geste d’oblativité. Dire oui à la vie, c’est dire oui à l’émergence de soi à partir de ce fond d’où tout surgit, où tout retourne qui peut être nommé Nature avec une majuscule à l’initiale. Connaîtrait-on jamais nom plus beau que cette simplicité essentielle, créatrice de tout ce qui est ?  

   Divin étonnement que celui-ci, merveille de l’exister en sa plus pure évidence. Qu’il y ait de l’Être et non pas Rien. Ici, l’Être se dit sur le mode du Blanc. Et, accessoirement du Gris, lequel n’est en réalité que sur le genre de l’emprunt, de la liaison, de l’échange avec ses deux tonalités primaires Noir/Blanc. Mais comment donc du Blanc peut-il se lever du Noir ? Quel événement métamorphique en autorise-t-il la survenue ? Est-il une simple décoloration de l’ombre, une atténuation du coefficient nocturne ? N’est-ce pas nous qui le rêvons afin d’exorciser ces nappes de suie et de bitume qui nous conduisent à notre propre néant ? Mais qui donc pourrait apporter une réponse à ce qui, fondamentalement, est insoluble ? Ici la logique est dépassée. Ici la raison échoue à poser des causes et des conséquences, à initier concepts et arguments.

   Car le sens, bien loin d’être une détermination du principe de Raison, semble naître de lui-même, seulement guidé par des forces aveugles dont, jamais, nous ne pourrons saisir ni l’alpha, ni l’oméga. Surgissement de soi à partir de ce qui demeure occlus, source donatrice de formes, racine productrice d’une sève retirée en soi, germe contenant le secret de sa propre ouverture. Alors il nous est enjoint de demeurer dans le site des énigme irrésolues, de procéder à quelque formule langagière dont la magie opérante, à défaut de nous donner une réponse claire, poserait un baume sur les maux princeps qui affectent la condition humaine : vouloir savoir et ne le pouvoir jamais jusqu’à épuisement du sens. Ceci se nomme ‘demeurer sur sa faim’ et la satiété jamais atteinte, sans doute constitue-t-elle le moteur de notre incessante recherche. 

   Le Blanc est ouverture. Le Blanc est rutilance. Le Blanc est parole du poème, mais aussi de la prose en son apparition contingente. Tout en haut de la photographie, le cœur refermé des tulipes, cette instance d’éclosion située dans la médiation du Gris, constitue le point de passage entre le non-dit et le dire, entre le non-être et l’être. C’est en ceci qu’il nous touche au plus profond de qui nous sommes. Allégoriquement, il pose notre naissance comme identique à toutes choses, naissance de la fleur à elle-même, du jour à sa propre présence, naissance de toute immanence à la révélation de la beauté qui en nervure le destin. Ces verres aussi dans la modestie de leur apparence, dans leur à peine murmure nous disent la fragilité de tout être sortant de sa nuit, arrivant au bord du monde à la manière gracieuse des tout jeunes enfants. Ces derniers portent encore en eux un écho du néant dont ils furent extraits (par quel miracle ?), pour témoigner de qui ils sont et seront sur les chemins du nomadisme existentiel.

   Tout, ici, se dit en vérité. Tout, ici, se donne en mode éthique. Être exactement dans l’habitation de soi, dans l’habitation du monde, voici ce que nous dit cette image tissée d’essentiel. Tout est à sa place, tout repose en son essence sans qu’aucune effraction ne vienne en troubler le repos, en déranger la quiétude. Les fleurs sont en tant que fleurs. Les verres en tant que verres. Canif, fruit, œuf en tant qu’eux-mêmes dans l’orbe de leur être. Les formes sont les formes, sans aucun débord de leur morphologie ontologique. Le canif ne présente nulle fonction ustensilaire qui le déporterait hors de lui. La poire n’est commise à aucune destination de nourrissage. La coupelle reçoit un fragment de coquille mais sans qu’elle devienne objet à destination particulière, son traitement atteste de sa belle neutralité. Le plateau de bois sur lequel reposent les êtres de l’image agit comme un fondement ou, à tout le moins, comme une discrétion qui s’efface à même sa propre parution. C’est ceci, l’exposition de toute vérité :

 

que l’essence demeure,

que la forme demeure,

que l’être demeure.

  

   Simplicité, modestie, marge de silence, invariance des tonalités, permanence du Gris qui fait son bruit atténué de navette, ourdissant la toile du sens, ce mouvement, cette lente oscillation du Noir au Blanc, du Blanc au Noir. Y aurait-il une autre vérité que celle-ci ?

   Voici, nous avons posé les fondements de cette image selon notre propre subjectivité. Or, cette dernière, dans sa royauté égotiste se montre, le plus souvent, en tant que contraire à la vérité. Du moins s’agit-il de la supposition la plus fréquente à son sujet. Certes. Mais toute vérité est toujours pour nous, en nous, immergée en notre propre être. Comment pourrions-nous jamais correspondre à notre singulière essence si nous consentions à accepter comme vérité celle de ce Quidam qui passe, avec laquelle vérité, peut-être, serions-nous en fondamental désaccord ? Ce Quidam, donc, ne jure que par le monde coloré, sa jouissance plénière, son expansion joyeuse. C’est bien en son intime que tout se passe et s’affiche dans la lumière d’une certitude. Oui, les couleurs sont belles.

    « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude », disait le très avisé Paul Cézanne. On ne pourrait s’inscrire en faux contre cette belle assertion. Tout au plus, pourrions-nous, du plus profond de notre être, dire en guise d’écho inversé : « Quand le noir et blanc sont à leur richesse, la forme est à sa plénitude. » Nulle formule, de la cézanienne ou de la nôtre (peu importe le procès en immodestie, c’est le sens qui prime toute chose !), nulle affirmation ne saurait prendre le pas sur l’autre. Simple question de ressenti intérieur, de sensation lovée au plus secret de qui nous sommes, d’intuition que nous ne cherchons qu’à justifier, le plus souvent, au moyen d’un discours rationnel ou bien métaphorique-allégorique. Au fond, l’essentiel au regard de l’oeuvre, de toute œuvre, c’est bien de réaliser l’accord entre elle, l’œuvre, et nous, de tisser des liens qui ne soient nullement des faire-valoir, des apparences, des compromissions, des allégeances, des soucis de coïncider avec une mode passagère.

   Si, nous-mêmes, dans notre faculté de sentir et de juger nous décidons toujours en vérité, alors nous serons vrais nous-mêmes, aussi bien que la peinture, la photographie en qui nous aurons trouvé un souci identique de dire le vrai, rien que le vrai. A défaut de ceci, de cette exigence, nous ne serions que des sophistes usant d’une rutilante rhétorique plutôt que de nous destiner aux exactes réflexions de la dialectique. Toujours avons-nous à coïncider, dans la plus juste des affinités qui soit, avec nous-mêmes, les autres, les choses, le monde. Ainsi se définit un homme de vérité. Pourrions-nous différer de ceci ?

 

 

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10 mai 2021 1 10 /05 /mai /2021 16:47
 De ton regard l’invisible trace.

 Margarita

Katia Chausheva Photography.

 

 

***

 

Mais d’où venais-tu donc

Toi l’Etrangère

Qui saisis mon âme

Ligaturas mon corps

Instilla en mon esprit

Ce Noroît

Ce souffle long

Venu de je ne sais

Quelle contrée

Sans doute

Un illisible pays

Aux marges du rêve

 

***

 

Mes jours

Une si vive lumière

Que  mes yeux en sont atteints

Que visite le cristal des larmes

Un infini poudroiement

Du visible

Une infinie diaspora

Des choses

Une fuite à jamais

Des événements

 

 

***

 

Mes nuits

Une oscillation

Entre Charybde et Scylla

Une marche au bord d’un gouffre

Et des bruits sont là qui cernent

Ma chair

Parfois la mutilent

Au lever l’empreinte de tes dents

Cette résille blanche

Où meurt le luxe de tes mots

 

***

 

Mais parles-tu un autre langage

Que celui du retrait

Du silence habité d’ennui

D’autres mots te visitent-ils

Que

Solitude

Enigme

Abandon de soi

Dans le vaste écueil du monde

 

***

 

Vois-tu voici que je TE désigne

A la seconde personne

Alors même que mon existence

Ne fait nullement tache

Sur l’étrave de ta conscience

Tu fus aperçue un jour

De crépuscule

Silhouette émergeant

De la lagune

Pareille à ces oiseaux migrateurs

Sans demeure aucune

Sans repos autre

Qu’une perpétuelle errance

 

***

 

Me voici à mon tour venu

Dans l’irrésolution de l’heure

Dans l’instant tremblant

Du fond de sa vacuité

Passent les secondes

Et rien ne demeure

Que l’envol du temps

La feuillure inavouée

De quelques sentiments

Ces à peine vibrations

Qui laissent

Sur le bord du chemin

Et plus rien ne fait signe

Que la ligne d’horizon

Loin au plus loin de ce qui est

Et parait s’effacer à même

Son tremblant emblème

 

***

 

Comment dépasser

Son tumulte de chair

Longer le sillon de l’humaine destinée

Quand les arbres sont dépouillés

De leurs feuilles

Que les nervures sont les seuls restes

D’une réalité qui ne s’annonce plus

Que sous les traits

D’une encre décolorée

Dont plus aucune lettre

Ne sera reconnaissable

Sinon ces ratures

Se superposant

A d’autres

Ratures

 

***

 

Parfois l’aube me retrouve

Hors de mon être

En limite d’une parution

Est-ce la folie promise

Est-ce la navigation hauturière

Privée d’amers

Et l’incohésion des flux

Le rapt des reflux

La trame ouverte

Par laquelle s’absenter

Se retirer

Vivre au plus profond

De sa geôle

Etroite

Unique

Soudée

À son exacte

Étrangeté

 

***

Ai-je d’autre choix

Que de te décrire

D’inventorier

Tes faits et gestes

L’espace d’une heure

Solaire

Que la nuit a bien vite abolie

Dans ses voiles de suie

Oui tu ressembles à la nuit

Tu en as l’étrangeté

La douce opacité

L’invisible transparence

Oui tes yeux sont

Des astres morts

De simples présences

Réfugiées en ton intime

Deux lunules

Dans le sombre d’une mare

Et quelle résille te dissimule-t-elle

Aux yeux des Curieux

Et des Nombreux

Ce voile de Mariée

Ou bien

De Veuve Noire

Aux ténébreux desseins

 

***

 

Une fois capturée

Songes-tu au moins

A libérer ta proie

Ou ta joie est-elle pure perversité

Bonheur de dominer

De contraindre aux fourches caudines

Ceux qui par hasard

Ont croisé ton regard

Cette noire volonté

Qui fascine et tient

En son pouvoir

 

***

 

Tu es un être du crépuscule

Prémisse du nocturne

Où tu dissimules ton venin

Voie royale au gré de laquelle

Nul ne t’échappe dont tu as surpris

L’esprit fragile

L’inclination à la soumission

L’aptitude à vivre

Sous l’emprise d’un rituel

Il te faut cette trace impériale

Cette filière d’argent

Qui signe le chemin

De ton inextinguible

Désir de possession

Il te faut être toi

Jusqu’en l’extrême

D’une ivresse

Ceci ou bien rien

Autant dire ta fascination

Pour les facettes

Éblouissantes

De

l’Absolu

 

***

 

Non tu ne dévores nullement

Ceux qui sont tombés dans ton piège

Leur inféodation suffit

A faire briller le dard de ton esprit

A allumer cette flamme

De la Passion 

 Cette étonnante rubescence

Qui s’alimente à son propre feu

Qui jamais ne s’éteint

 

***

 

Pourtant ta chair est

Si douce

Ta peau si nacrée

On croirait l’innocence

D’un Chérubin

Et tes deux mains en berceau

Qui ceignent ton cou

Quelle candeur

Quelle disposition

A regarder le monde

Avec une naturelle fraîcheur

Avec une ouverture à tout Destin

 

***

 

Les stigmates sont visibles

Par lesquels ton péché d’orgueil

Se donne à voir

Comme ton originelle nature

Pourtant tes Amants

De passage

Ne t’en tiennent nullement rigueur

Leur passion à eux

S’enchaîne à la tienne

En la remerciant

En l’idolâtrant parfois

Demeure en ton effective présence

Garde en toi ce feu qui altère

Et détruit tous ceux

Qui ont un jour croisé ton chemin

Parfois le Mal

Est-il plus supportable

Que le Bien

Que serais-je

Sans cette subtile aliénation

Sans cette dague

Qui creuse mon intérieur

Et me dit l’unique beauté

De ma condition

Que serai-je hormis

Cette feuille d’automne

Sans autre but

Que de chuter au sol

Que serais-je

 

***

 

 

 

 

 

 

 

 

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8 mai 2021 6 08 /05 /mai /2021 09:33
A peine dans la venue du jour

La roselière

Vendres

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

A peine dans la venue du jour

 

On est là, au seuil des choses.

On est là dans l’attente

 de ce qui pourrait advenir.

On est en soi, immergé

dans la plus intime pliure

de son être.

On cherche à ne nullement

différer de soi.

On cherche le nul écart,

 la juste disposition,

l’exacte mesure.

 

A peine dans la venue du jour

 

Sur la feuille lisse de sa peau

un zéphyr s’est levé.

Il est cette note claire,

un appel de la conscience,

un ébruitement

à peine prononcé

du Monde.

On est au carrefour des sens,

dans l’irisation de sa chair,

dans l’éveil natif de son esprit.

On est dans l’avant-parole

que talque un infini silence.

On est simplement cet éther

qui vibre de se connaître

 à défaut de n’y jamais parvenir.

 Et pourtant nul doute

de ce qui nous est promis :

la dentelle d’un rapide bonheur,

l’éclosion d’une rencontre,

l’épanouissement d’une joie,

cette visée de l’âme

souvent inaccessible,

 espérée cependant.

 

A peine dans la venue du jour

 

Là où l’on est, est le Lieu

de la pure immobilité.

La touche du jour est virginale,

visitation sur la pointe des pieds.

Une ballerine effleurant le sol

dans une ferveur retenue.

Un glissement sur la fente ténue

de l’horizon.

Tout, ici, est ramené

à sa simplicité originelle.

Chaque présence est pleine,

entière.

Le Ciel est le Ciel.

Le Nuage le Nuage.

La Colline la Colline.

 Le Roseau le Roseau.

Chacun à sa place

de singulier événement.

Chacun adoubé à ce qu’il est

en son fond.

Un acte accompli

qui n’en exige nul autre.

La certitude d’être parvenu

dans le site unique

d’une évidente Beauté.

A peine dans la venue du jour

 

   Alors il faudrait se taire, demeurer en soi, dans la geôle heureuse de son corps. Ne rien penser. Ne rien émettre qui altèrerait l’équilibre ici donné de toute éternité. C’est ceci, les choses belles n’ont nul besoin de commentaires, elles sont arrivées à leur plénitude, elles n’ont plus à se déployer, à ouvrir leurs corolles, elles sont l’Ouvert en sa plus belle monstration. Ce Jardin d’Arcadie, on en sent en soi les immédiats bienfaits, on en éprouve la majestueuse profondeur, on en mesure la florale dimension qui est vertige au bord de l’abîme mais l’abîme est donateur de cette complétude à laquelle nous aspirons sans, le plus souvent, savoir la nommer, savoir l’accueillir. Le phénomène de la divine coïncidence est ceci :

 

être Soi, en Soi,

mais aussi bien en l’Autre,

en un seul et même mouvement

de l’âme.

Être le non-divisé,

l’infiniment disponible,

être le Dilaté jusqu’à la limite infinie

du cosmos.

Être fécondé par ce qui nous entoure

 et nous convoque aux épousailles

du Ciel et de la Terre.

 

A peine dans la venue du jour

 

Le Ciel est cette rumeur élyséenne,

 cette fugue invisible,

cette scansion immatérielle

qui anime notre cœur,

y imprime le rythme de la vie.

De fins nuages avancent

sur l’océan illimité du Ciel.

Les nuages sont l’écriture du Ciel,

son long poème un jour commencé

qui semble n’avoir nulle fin.

L’horizon est une colline noire,

un animal sans nom,

venu là sans raison apparente,

médiateur de l’éther

et de la matière opaque,

 dense de la terre.

 

  A peine dans la venue du jour

 

Nul besoin d’interroger

la raison de sa forme,

elle est nécessaire,

tout comme l’air à notre respiration.

Cet isthme à la rencontre des éléments

avait sa place affectée depuis toujours.

Son être même est son Lieu.

Son destin de relier

l’aérien et le terrestre,

le fluide et le dru,

l’invisible et le visible.

  

   Juste équilibre de ce qui est en soi dénuement et ne s’affirme qu’à l’aune de cette pauvreté essentielle. Cette langue de terre serait-elle richesse, flamboiement et alors tout renoncerait à paraître dans cette résonance biblique qui atteste le commencement, pose la première syllabe du poème de l’Être.

 

A peine dans la venue du jour

 

La lumière est belle

qui bourgeonne,

se lève du Ciel et de la Terre,

resplendit dans l’entre-deux,

illumine toute beauté,

déclot l’âme des choses,

libère leur essence,

les porte à leur extrême dévoilement.

Un mystère nous est donné

que nous attendions

depuis l’aube des temps,

une offrande pareille

au vol libre et majestueux

de l’oiseau-lyre,

un nuage de plumes légères

 allège son être,

le rend identique

au diaphane séraphin.

 

A peine dans la venue du jour

 

   Oui cette heure d’immédiate donation est sacrée, oui cette heure nous questionne au plus profond de qui nous sommes, l’instant blanchit, se poudre de cendre, la seconde est subtile, nous en sentons le déploiement de rémiges quelque part dans l’antre ébloui du corps.

 

Alors notre chair

est chair du Monde.

Alors notre Monde

 est chair de la Présence.

Alors la Présence

est ce qui nous alloue notre Lieu

parmi les chemins multiples

de l’exister.

 

   Et ces arbres, ces souples volontés qui s’élancent depuis la nappe onctueuse des roseaux, ne nous disent-ils notre croissance à partir de la glaise fondatrice, notre élan vers cet Idéal qui partout s’affirme comme notre seule chance de nous retrouver parmi le hasard des confluences, les nécessités immanentes de l’heure ? La plaine infinie des plumeaux oscille sous le vent, animée de courants de clarté, habitée d’ombres profondes qui sondent jusqu’à l’inconscient de ceci même qui est soustrait à nos yeux, l’énigme de la vie en sa plurielle effusion. La lumière joue avec les roseaux. Les roseaux sont lumière. Les roseaux sont les miroirs qui reflètent notre conscience. Du Soi disponible aux roseaux présents en leur étonnante effraction, il y a continuité, harmonie et notre parole intérieure se vêt de la parole soyeuse des efflorescences.

 

A peine dans la venue du jour

 

Le Soi, face à l’excès

de ce qui se montre,

est le sans-distance,

l’imminence même

au terme de laquelle

quelque chose fait phénomène

dans une manière de révélation

dont le nom même

ne pourrait être proféré

que dans le doute de figurer Ici,

 dans ce lieu d’extrême Vérité.

 

   De ce que nous voyons dans le genre d’un éblouissement, rien ne pourrait être soustrait car alors l’équilibre rompu effacerait, dans la même soudaineté, l’aire infinie du paysage et nous-même qui le regardons avec une sorte de crainte mêlée de l’espoir d’une possible éternité. Nous regardons les choses belles et nous demeurons, au sein de qui nous sommes tout le temps qui nous est alloué. Nul autre endroit pour nous accueillir.

 

A peine dans la venue du jour

 

L’Unique est là dont nous recevons

la nuptiale empreinte.

Jamais deux êtres ne peuvent être séparés

que l’Amour unit.

 

Oui, l’AMOUR !

 

 

 

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6 mai 2021 4 06 /05 /mai /2021 10:00
Une idée simple du bonheur

Bol japonais à cérémonie du thé - Chawan,

HAIUWAGUSURI, orange

Source : Ryokucha

 

***

 

Une journée dans la vie de Pierre Bazérac

 

*

 

   Ici le ciel est bas, poudré de gris. Le jour se lève avec lenteur, émerge à peine du large plateau de pierres blanches. Pierre Bazérac est dans la pièce unique, tout à la fois cuisine, salle de vie, chambre, coin pour la toilette. Son visage est enduit de mousse. Il se rase à petits coups de lame. La lumière traverse la fenêtre étroite, se pose sur les choses dans une manière d’indistinction. Tout paraît se confondre, le bahut de chêne, les objets de toilette, la teinte claire de la boiserie du lit, la table lissée d’une mince clarté. Pierre aime cette heure non encore venue à elle, ce genre de parenthèse habitée du linge de la nuit que décolore le premier soleil si pâle en ce début de printemps. C’est comme si les rêves nocturnes se dissolvaient lentement, portaient encore dans leurs plis ombreux les traces d’histoires anciennes, de contes pour enfants, de légendes venant buter tout contre l’étrave du réel. On est encore entre deux eaux, entre deux existences qui peinent à se rejoindre et qui, bientôt réunies, donneront le jour à la toile lisse et uniforme des tâches quotidiennes. C’est un peu un temps sans temps, un horizon sans horizon, un non-lieu ne pouvant dire son nom. C’est comme si l’on s’appartenait dans la distraction, dans l’à- peu-près du jour à venir.

   Pierre va au puits, en ramène une cruche pleine d’eau dont les flancs vernis apprivoisent les lueurs neuves, matinales, en voie de constitution. Un grain de lumière pousse l’autre. Une touche de clarté en appelle une autre. L’heure se décèle de sa bogue nocturne, bourgeonne et s’épanouit sur le bord attentif du monde. Le Potier s’assoit sur le banc de bois qui longe la table. Il étire ses longues jambes avec douceur, en chasse quelques fourmillements. Ses articulations craquent, identiques à ces vieux bois de charpente qui chantent sous la montée de l’heure. C’est bien de se sentir vivre ainsi dans le dépliement immédiat de ceci qui vient à soi dans le genre d’un don du ciel. Saturne, le chat gris et blanc, lisse sa fourrure longuement. Parfois la fente de ses yeux révèle, en un éclair, des gemmes couleur de résine.

    Il y a beaucoup de beauté vacante partout où l’on consent à porter ses yeux, pense Pierre, il suffit de s’y confier dans la sérénité. De son Opinel, Pierre coupe des cubes de pomme qu’il mâche posément avec la sagesse qui sied aux âmes simples. Puis il croque des noix de son verger qu’il associe à quelque tranche de pain cuite dans son four. Puis un verre d’eau claire. Quelques bulles y dansent pareilles à celles de la rivière qui serpente tout en bas dans la vallée. Cette journée, identique à toutes les autres, est l’endroit même où se dit la merveille d’exister sur ce coin de terre familier, unique, tellement connu, il s’insère en chaque pore de la peau, il s’immisce en chaque fragment de la chair.

    Voyez-vous, l’on est tissé de son propre pays. L’arbre du plateau, c’est l’arborescence de votre tête, le sentier sinueux c’est la complexité de vos pensées, la source entre deux pierres c’est votre inspiration quand, dans l’événement que constitue chaque minute, des mots s’inscrivent en arrière de votre front, des phrases se lèvent, un texte se déplie qui est l’essence même de qui vous êtes. La vie est poésie, doit être poésie pour qui se lève le matin en toute innocence, encore bercé des vagues imaginaires qui font le corps léger, l’esprit ouvert aux variétés infinies des choses.

   Dans sa remise, le Potier prend un grand seau, une houe au manche de noisetier, une lame de fer en guise de racloir. Saturne le suit de loin, sautant parmi les touffes piquantes des genévriers, débusquant quelque sauterelle endormie, encore saisie du froid de l’aube. Au-dessus de la mare, le talus est de glaise pure oscillant entre le jaune de mars et la teinte du blé mûrissant. Pierre, de sa houe, entaille les flancs du tertre en prélevant des cubes pareils aux mottes des tourbières. C’est si rassurant cette belle géométrie du sol qui s’offre à la manière d’un présent naturel, prompt à initier dans l’âme la flamme d’une joie libre, infiniment disponible, geste mille fois répété qui, jamais ne s’épuise. Comme d’habitude Saturne a saisi un mulot qu’il dépose, tel un modeste cadeau, aux pieds de Pierre. Le seau est lourd à porter sur le chemin qui monte vers ‘Bastide’, la maison du Potier que tout le monde connaît dans la région.

   Pierre s’installe sous l’auvent qui longe sa maison. C’est là son atelier. D’ici, la vue se déploie largement sur les collines crayeuses du Causse, sur les touffes vert-de-gris des chênes, sur les ‘cayrous’, ces longs tumulus de pierres bâtis par les ancêtres pour délimiter les parcelles cultivables. Souvent le vent d’ouest balaie le Causse qui ressemble alors à un océan traversé des embruns et des courants du large. Le Potier s’est vêtu d’un tabler de cuir. Ses cheveux en catogan, il les a retenus par une ficelle grossière. Après avois tamisé sa terre, l’avoir humectée à point, il pose une boule sur le plateau du tour qu’il actionne grâce au mouvement régulier, continu, de ses pieds nus sur la couronne inférieure qui tourne en grinçant. Le bruit est pareil à celui d’une berceuse, il rythme ‘les travaux et les jours’, il indique la nécessité de vivre ici, parmi les troupeaux de moutons, les cairns dressés sous l’horizon, les semis parme des ophrys abeille, les corolles jaunes des hélianthèmes, les étendues de pelouse sèche qui sont l’âme de la lande calcaire.

   Alors cela devient si facile d’imaginer le monde alentour depuis cette sorte de sphère armillaire que représente symboliquement le tour, sa rotation régulière, ses plateaux qui sont les équateurs et les pôles d’une mappemonde réduite mais combien douée de pouvoirs multiples, visitée d’étranges fascinations. Alors, entre le Potier, le Tour, le Monde, il y a nécessaire cohésion, il y a unité qui assemble en un geste immémorial les postures antiques des hommes depuis qu’ils créent et façonnent l’aire de jeu qui leur a été octroyée comme leur destin quotidien, un pas après l’autre sur le Grand Sentier de l’Espace-Temps. Sur la courbe infinie de ce vivant cosmos dont ils sont l’un des rouages essentiels.

    Peut-être le bonheur, est-ce simplement ceci : vivre au rythme de l’eau du ciel, de l’air qui plane longuement au-dessus du Plateau, du feu solaire adouci lorsqu’il féconde la peau, du contact avec la terre qui est, entre tous, l’élément constitutif de qui nous sommes. L’eau, l’air, le feu, on pourrait les ignorer un temps, les loger quelque part dans la tanière d’un repos. Mais la terre, comment pourrions-nous nous en absenter ? Elle qui porte nos pas, qui soutient le sol de nos maisons, elle en qui se tracent les sentiers que nous empruntons afin d’être conduits d’aujourd’hui à demain, elle en qui se façonnent les briques et les tuiles dont nous faisons nos abris. Elle dont le toucher est déjà gage de certitude, d’assise, de fondation pour les Egarés que nous sommes qui, toujours, sont à la recherche d’une mère.  La Terre est notre Mère à tous, aussi lui devons-nous reconnaissance, amitié, gratitude. Aussi devons-nous nous mettre en quête d’assurer sa survie, de créer les conditions d’un accueil favorable. De ceci nous sommes comptables que trop d’Existants ignorent comme s’il allait de soi que tout nous soit dû, à nous les hommes, au prétexte de quelque supériorité. Combien cette opinion est insuffisante qui place l’homme au sommet de toutes choses, tout devenant, alentour, superflu, périphérique, dénué d’intérêt.

   Entre les mains de Pierre, ces mains longuement exercées au façonnage de la matière, la boule de terre s’aplatit puis s’élève en une mince paroi qui se métamorphose au gré de ses gestes si habiles à connaître l’élément dont elles constituent, en quelque sorte, le prolongement.. La terre est alors pareille à une Amante attentive à combler son Amant. Lien d’amour qui se crée de l’homme à l’argile, de l’argile à l’homme en un flux continu, doué des plus belles inspirations. Ce qui n’était que boue informe, voici que cela prend forme, prend sens, dit quelque chose de son être. Prodige de l’artisanat qui est l’exercice plénier du geste juste, de la coïncidence entre Créateur et ce-qui-est-créé. Avant que l’acte ne soit entrepris, il n’y avait rien qu’un homme livré à une longue errance, aux caprices du hasard, il n’y avait qu’une substance amorphe, incertaine de soi, au seuil même d’un oubli. Il a suffi de quelques impulsions des pieds sur le plateau de bois, de quelque souple volonté des mains s’exerçant à modeler et, soudain, l’indéterminé, l’insignifiant, l’anonyme, les voilà pourvus de précieux prédicats qui les installent dans l’horizon éclairé d’un monde.

 

Là où il n’y avait que désordre,

il y a un cosmos qui s’organise.

Là où il n’y avait que mutité,

il y a une parole qui s’annonce.

Là où il n’y avait qu’immobile silence,

il y a naissance du rythme et chant du poème.

  

   Ceci qui éclot entre Pierre et ce corps de matière qui devient essentiel ce n’est rien moins qu’une fascination réciproque. Pierre n’existe que par cette terre ductile, cette terre n’a de réalité que par le modelage, la mise en forme, l’élévation de ce qui va devenir coupe ou bol ou encore cette poterie abstraite sans aucune autre utilité que d’être forme remise à son propre destin. Désirs qui naissent l’un de l’autre et s’actualisent au gré des manifestations successives des esquisses. Oui, la terre est désir d’être façonnée car la terre est vivante au motif que le Potier a projeté en elle sa propre climatique interne, l’orbe vif de ses sentiments, l’amour qu’il porte à la Nature en ses déploiements multiples, cycle infini des pluralités ontologiques, les ressources de l’être sont inépuisables.

    Le soleil a percé le fin voile de brume. Le soleil est blanc, vaporeux qui joue avec les pierres de calcaire du Causse, fait luire la cime des chênes, pique des étoiles à l’extrémité des épines des genévriers. Saturne s’est allongé sur le plan de travail du tour. Il sommeille et sans doute rêve. Ses yeux parfois s’allument, traversés du vol des premiers papillons. Au loin, se laissent deviner les craquements des arbres qui s’éveillent au jour nouveau. A intervalles réguliers, comme venues du fond du temps, les trois syllabes brèves de la huppe, trois motifs floraux qui installent de brèves clairières lumineuses dans le tissu serré du jour.

   Vivre ici, sur la garrigue solitaire, au milieu des tresses de vent et du passage des oiseaux dans le ciel, que souhaiter de mieux pour une âme modeste qui n’espère jamais prélever du réel que ce qu’il peut offrir d’immédiate et pure félicité ? Le monde est trop compliqué, trop sophistiqué avec ses facettes consuméristes éblouissantes, avec l’artifice de ses prouesses technologiques, avec les kyrielles d’images qui, tout le jour durant, s’allument sur de bien étranges écrans. Les hommes fascinés courent d’une hallucination à une autre, aimantés qu’ils sont par ces mondes mirifiques qu’on leur promet à défaut de leur en faire don. En réalité, rien n’est hors de soi, mais en soi, logé au plus secret de la niche de l’être. Toute recherche de prospérité et de faveur, c’est à soi de la créer en l’intime le plus accessible de notre conscience. L’en-dehors est toujours ‘miroir aux alouettes’, fable allumée devant nos yeux tachés de cécité, pirouettes de saltimbanque auxquelles nous feignons de croire pour nous rassurer. Toute fortune du destin ne peut résulter que de soi, au prix d’un effort continu, rien ne se donne dans la gratuité. Mais ce sont toujours, en priorité, les évidences qui sont les premières oubliées.

   Qu’en est-il d’une forme qui arrive à sa complétude ? Est-ce cette forme elle-même qui s’est constituée à l’insu de l’artisan ? Existe-t-il une volonté des choses de parvenir à leur être ? Et si c’est bien l’homme qui la fait surgir, comment ceci se produit-il ? Quel degré de conscience du créateur s’y trouve assemblé ? Ou bien est-ce la loi de l’inconscient qui a dicté sa mesure ? Nous voyons, dans l’horizon de ces questions, combien démêler le ‘bon grain de l’ivraie’ est difficile. Mais peu importe, jamais nous n’éluciderons le mystère de la création et c’est heureux car tout sentiment de beauté ne doit reposer que sur ce halo, cette aura, cette irisation sans laquelle une œuvre d’art ne serait qu’un objet vulgaire que nous ne prendrions même plus en considération. Ce qui est à saisir ici, simplement la manifestation d’une chose belle ornée des motifs de satisfaction qui accompagnent toujours le rare et le vrai. Le vrai car n’est beau que ce qui est vrai en soi. Toute le reste n’est que palinodie, dérobade. Pierre Bazérac (est-ce la force tellurique de son prénom qui le justifie ?), Pierre est un genre de menhir dressé dans le ciel, sa pointe est exigence de vérité ou bien n’est pas. Créer, pour lui, est se mettre soi en acte, s’immerger dans sa création au point de lui ressembler, à savoir ne nullement différer de son propos, livrer un fragment du monde en sa plus exacte figure.

   Pierre a tourné plusieurs formes qui, plus tard, deviendront des bols à thé selon l’initiale destination que l’imaginaire de l’artisan a forgé sans même prendre la peine d’en émettre quelque plan. C’est l’intuition, le ressenti de la pâte qui dictent les choses et non un projet qui viendrait les fixer à demeure. Car c’est bien l’instant qui est le moment formateur de l’œuvre, c’est la pulpe des doigts qui éprouve et palpe les volumes, ce sont les paumes des mains qui reçoivent les douces pulsations de l’argile en son premier foisonnement. Non que le conscient soit déconnecté de l’action qui se déroule tout à l’extrémité du corps, bien au contraire la conscience s’accroît de chaque nouvelle sensation et trouve le champ libre de sa prolifération. Plus le bol arrive à son façonnage, plus la certitude de saisir quelque chose du genre d’une authentique révélation s’amplifie. Entre le colombin de terre qui s’enroule sur lui-même en direction de son être futur et la présence du Potier à sa tâche il n’y a nulle césure, chacun se donne à l’autre dans la pure évidence d’exister, de sortir de l’indéterminé qui, jusqu’ici, les habitait.

   Car ni l’œuvre, ni l’artisan ne parviennent à leur nature propre tant, qu’en eux, dans le pli le plus profond qui les caractérise, ne s’est accompli le geste qui les comblera, leur dira le lieu et le temps de leur propre effectuation. Nul ne s’étonnera que chose et homme se situent sur un plan de parfaite homologie dans l’expérience qui les concerne de si près. Dès l’instant où entre en jeu un simple échange de formes, la matérielle rejoignant l’humaine, chacun est à identité d’intérêt, chacun est occupé à combler le vide interne qui le constitue. Lisser la terre, lui donner telle ou telle courbure, lisser l’âme du potier, lui attribuer ce supplément dont elle est en quête, ces deux mouvements, en leur signification profonde, n’ont nul écart : devenir œuvre, devenir homme = le Même. Les bols que confectionne Pierre sont de pure exigence, ils portent en eux la longue mémoire de ces ‘chawans’, ces objets rituels venant du plus loin du temps, qui signent la belle cérémonie du thé. Perfection de la Tradition lorsqu’elle aboutit à l’objet artisanal unique qui est porté, par sa sincère sérénité, à la grâce de l’art. Il fut un temps de formation, aussi bien technique que spirituelle, où le jeune Potier apprit en Orient, dans la proximité des élégantes maisons de thé nipponnes, à donner vie à la terre, à entourer l’âme même du bol du lieu unique de son recueil.

   Les bols sont maintenant parvenus à maturité. Les mains de Pierre peuvent vaquer à d’autres tâches. La terre, dans sa neuve autonomie, se confiera aux mains du vent océanique, cet air chargé d’une juste humidité, laquelle évite un séchage trop rapide mais procure la ventilation qui convient pour conduire les objets à leur consistance de cuir, prochaine étape de l’intervention du Potier. Pour ce dernier, voici l’heure venue de s’accorder une pause. Il fait halte au puits, actionne la pompe qui grince et délivre des jets successifs d’eau claire, fraîche. Il boit de longs traits qui font leur trajet vivifiant à l’intérieur du corps. Saturne profite lui aussi de la manne aquatique, lape le précieux liquide à petits coups de langue aussi précis que rapides. Repos de l’animal qui joue en écho avec le repos de l’homme.

   Mais qui a donc a dit que les bêtes portaient bien leur nom ? Ceci, cette confluence des minces joies, n’indique-t-elle, tout à la fois une intelligence de ce temps spécifique, la juste émergence d’un sentiment d’accord, d’harmonie ? Vivre en symbiose avec la Nature en son fond, c’est comprendre (prendre avec soi) ce qui, dans l’altérité fait sens et en rejoindre le secret le plus fécondant. Homme et animal communient en une unique destination : sentir en soi, en l’autre, le dépliement de la palme d’une joie, fût-elle inapparente. L’invisible est toujours doté de plus de virtualités que le visible. Le problème du visible est son usure, la banalité prend toujours le dessus, arase le beau, aplanit le vrai, métamorphose l’or en plomb, autrement dit inverse le merveilleux processus alchimique. Or, sans l’imaginaire des mutations secrètes, l’existence est un plateau désert où ne croissent que les vents mauvais de la désolation.

   Pierre Bazérac, au centre de l’heure qui monte au zénith, a poussé la porte à claire-voie de son jardin potager, suivi de près par Saturne. De beaux légumes s’y épanouissent déjà. Pierre cueille deux belles feuilles de blettes, quelques brins de persil. Aujourd’hui il confectionnera un seul plat, comme à l’accoutumée. Il est intégralement végétarien, par goût et par conviction. Pourquoi ferait-il le moindre mal aux bêtes, lui qui vit en intelligence avec elles, aussi bien les domestiques que les sauvages ? Dans une sauteuse il fait chauffer un peu d’huile, y fait revenir l’oignon coupé en minces dés. Il ajoute les côtes de blettes, une pincée de curry, de cumin et un filet de lait de coco. Il aime entendre le crépitement que font les aliments sous l’effet de la chaleur. Il aime les premières exhalaisons des odeurs généreuses. Saturne aussi les apprécie qui s’est posé sur une chaise à proximité, visiblement intéressé par ce qui se concocte. Puis viennent les pois chiches, un trait de jus de citron, les feuilles des blettes, un peu de sel. Du riz complet accompagnera le plat. Pierre descend dans la cave où règne une agréable fraîcheur. Il choisit une bouteille de Vin de Cahors, ce vin généreux, tannique, noir d’encre, puissant avec des notes de cerise et de cassis. Il lui faut cette touche alcoolisée, ce breuvage des dieux dont la libation quotidienne, en plus d’être un plaisir, est un geste destiné à fêter le travail dans la joie, une juste récompense après que bols, pots et autres objets en raku auront été portés au somment de ce qu’ils peuvent atteindre dont Pierre ressent les bienfaits parfois jusqu’aux limites de son sommeil.

    Saturne s’étire devant son écuelle, lèche ses babines. Le rituel est compris à sa juste valeur par Pierre qui lui offre une première ration de croquettes avant que le curry ne vienne compléter son menu. C’est un moment de juste repos, une halte qui libère le corps et l’esprit, les dispose à l’accueil d’une manière d’épicurisme. Non à l’exercice d’une philosophie naïve telle que considérée par la plupart, mais l’atteinte d’une ataraxie qui se prépare, se mérite, dévoile le sens de la moindre chose dans sa quotidienneté. Aussi le repas est-il une fête ou plutôt un genre de cérémonie initiatique. Chaque mets, il faut en apprécier les saveurs, les métaboliser, les archiver dans une mémoire souvenante, en faire des singularités qui, à l’occasion, resurgiront, se placeront en perspective. Ainsi naissent les comparaisons, les réminiscences gustatives qui sont, en réalité, bien plus des motifs esthétiques que de simples choses perdues dans leur souverain anonymat. Depuis la surface en clair-obscur de sa table, Pierre aperçoit, au travers de la porte ouverte, les horizons verts et blancs du Causse. Jamais il ne se lasse de ce paysage qui fait partie de qui il est, naissant à son contact, il nait à lui-même, il s’emplit de cet air vital qui le porte et le comble.

    Il détaille chaque ingrédient à sa juste valeur. Il apprécie le croquant des feuilles de blettes juste à point entre le cru et le presque cuit. Il aime la fermeté souple du riz, la consistance pâteuse des pois chiches, la verdeur du persil, la touche exotique du curry, du cumin que vient renforcer la couleur astringente du citron. Le vin, de rubis sombre, vient rythmer chaque pause. Il est une manière de refrain s’intercalant parmi les motifs du chant. Il est l’alchimiste qui lie les goûts entre eux, en majore l’évidente unicité. Chaque goût joue pour lui, en lui et se majore des goûts voisins. Chaque analyse se dirige vers une belle et unique synthèse. Ceci est le plaisir sans pareil d’entrer dans le monde éblouissant des saveurs et de s’y accorder avec suffisamment d’attention. Tout repas, au sens strict, est une communion. Communion avec cette Nature si généreuse, si prodigue en dons multiples dont il faut savoir apprécier l’intime richesse, la rareté existentielle.

    Pierre Bazérac, après avoir complété l’écuelle de Saturne des reliefs de son propre repas, gagne la terrasse, s’assoit sur une chaise de paille. C’est l’heure de la lecture. L’heure du texte écrit qui coïncide avec celle du séchage du bol qu’il a façonné ce matin. Aujourd’hui il a repris la lecture du ‘Dit de Tian-Yi’ de François Cheng. Il avait bien aimé ce passage qu’il avait pris soin d’entourer d’un trait de crayon :

   « Un jour de février – comment l’oublier ? -, nous faisions une excursion jusqu’à une clairière, à une dizaine de kilomètres de la ville. Nous passâmes l’après-midi à visiter une fabrique de porcelaine, à regarder les artisans, absorbés corps et âme dans leur travail, actionner à l’aide du pied le plateau tournant et modeler des deux mains l’argile tendre et docile. Un après-midi entier, à admirer leurs gestes habiles et caressants, infiniment délicats et précis. Gestes transmis de génération en génération depuis toujours, depuis ce moment inaugural où, fixé sur un terroir, le Chinois a découvert le pouvoir magique de modeler et de cuire la matière pour la transformer en ustensiles propres aux humains. Un après-midi entier donc, à regarder ces façonneurs de bronze et de porcelaine. Un peuple à la parole brève et aux gestes longs, peu doué pour le discours, et dont le génie réside dans les mains et dans les pieds, mains et pieds sortis de l’argile, couleur d’argile. »

   Oui, l’écrivain décrit avec exactitude et un beau sens de l’observation la vie simple du Potier entièrement consacré à mener sa tâche à bien. Tourner une pièce oblige à ne nullement différer de soi. « Corps et âme » totalement immergés dans le flux de la création. On est là dans l’immédiateté du geste, dans le pur sensitif, dans l’instinct de la chose rejoignant celui, primitif, archaïque de celui qui façonne et donne vie. Le Potier est un démiurge. De la pâte qu’il dresse et modèle surgit une forme qui n’existait pas. Peut-être était-elle en attente depuis avant même la naissance de l’Artisan, sorte de nécessité existant « depuis toujours », inscrite dans « le génie des mains et des pieds » ? Etranges irisations corporelles qui sont la conscience en acte, le feu de l’esprit irradiant la matière.

   Lorsque l’artisan, dans le lieu unique de son atelier, focalise son attention sur la boule de glaise, plus rien ne compte au monde que ce geste immémorial dont il reproduit le rythme jusqu’à la limite de la fascination. Ce qui, jusqu’ici était inconnu, invisible, voici que cela se dévoile, sort de l’occultation, quitte le fond chaotique, mystérieux de la matière et se donne comme ce bol qui servira au rituel du thé dans la plus haute perspective, sinon sera le simple objet quotidien de l’homme se nourrissant. Entre les deux gestes, le sacré qui honore les dieux (sens profond de tout rituel) et l’autre, profane, de celui qui se nourrit dans les heures bleues de l’aube, il n’y a nulle différence de nature, simplement de degré. Le Méditant est en lui hors de lui, autrement dit se vit en mode extatique, alors que Celui qui déguste simplement son breuvage est entièrement en lui, pris dans la meute dense de son corps, centré sur le geste de satiété. Cependant chacun honore et remercie. Le premier le sachant, le second à son insu.

    Mais le travail, au sens d’une activité librement consentie, a malgré tout ses exigences, le tempo de sa temporalité propre. Sur des claies à l’ombre, des bols sont alignés qui ont dispersé toute l’eau qu’ils contenaient. Maintenant, parvenus à cette fameuse consistance de cuir, ils sonnent avec clarté sous la pulpe des doigts, ils affirment leur répondant, ils attendent de parvenir à cet état qui ne peut qu’être le leur, à savoir de devenir des objets beaux que l’on se contentera d’admirer ou bien que l’on destinera à la boisson plus ou moins exigeante du thé, ce breuvage si élégant, si raffiné. Le bol que Pierre a prélevé est dans sa forme approximative, plutôt ébauche grossière qu’objet fini. L’heure est venue d’amincir ses parois, de lui donner son galbe, d’affirmer son caractère spécifique puisque chaque objet est unique et c’est pourquoi le prédicat ‘artistique’ peut et doit lui être attribué.

   Chaque bol sera singulier en son être, pièce non renouvelable, atteignant sa personnalité définitive que rien ne saurait altérer. Le bol est posé sur une tournette de bois de la fabrication de l’artisan. Une règle de vie en quelque sorte : tout doit sortir des mains du Potier, rien d’extérieur ne doit venir entamer l’autonomie de la création. Un monde dans le monde. Les outils, couteaux, ébauchoirs, mirettes et autres estèques sont des objets faits-maison qui portent l’empreinte de qui les a amenés au jour de leur parution. Ceci seulement est doué de signification : rejoindre la simplicité et la spontanéité des artisans d’autrefois, se porter vers l’origine, là où réside la force première du vrai.

   D’une estèque découpée dans une lame de bois de cornouiller, Pierre retire de la matière. Sous le passage de l’outil la terre chante et crisse, livrant un peu de son secret. Des structures, des densités différentes apparaissent. Le grès brille par endroits. Sa texture est parfois poreuse. Un simple fil de fer recourbé tient lieu de mirette. Le potier s’applique à retirer les excédents de matière sur le bord du bol. Tout s’affine, tout s’oriente en direction de cette allure à atteindre, de cette figure à faire émerger du silence, afin que l’œuvre portée à la parole profère quelque chose de son être, livre des esquisses de plus en plus précises de sa destination.

   Saturne n’est guère éloigné de son maître. On dirait un observateur attentif, une manière de sage confirmant les progrès de l’œuvre, méditant sur l’aspect futur, anticipant couleurs et visage du bol. Comme si un double regard devait présider à la venue en présence de ce qui est en question : un regard animal, instinctuel, un brin primitif que doublerait un regard humain conscientisant tout ce qu’il touche de son rayon d’effectuation active. Objet à la confluence de la matière et de l’esprit, du sensible et de l’intelligible, du réel et de l’imaginaire. Toute chose travaillée à l’aune de cette binarité, de cette dialectique dont toute finalité est de disparaître dans la forme même qui les accomplit en totalité. Être, c’est ceci, oublier ses conflits archaïques, ses lignes de clivage, s’unifier autour d’une seule idée, se montrer en sa plus exacte dimension, en sa silhouette la plus digne d’intérêt. Tout un jeu raffiné qui gomme le superflu afin de parvenir à l’essentiel et à lui seul.

   Les bols ont atteint la forme ultime qu’ils peuvent présenter au titre de la terre crue. Bientôt l’étape décisive de la cuisson, celle qui décidera des œuvres, de leur qualité, de leur esthétique. Peut-être des biscuits éclateront-ils sous l’ardeur de la flamme ? D’autres révéleront des glaçures, des fragmentations, des climats imprévus, des géographies imaginaires. C’est là un des bonheurs les plus subtils du Créateur de forme : celui de la surprise, de l’étonnement qui s’actualisent au terme du travail. Conflit des sensations, regrets, tristesse, soudain enchantement de la découverte, vertige inouï de celui qui n’attend rien moins que le dessillement du réel, son éclosion, l’éclair d’une vision qui s’illumine d’une vérité belle, qui répand dans l’aire native du four ce qui ne devait venir qu’à son heure et se révèle selon sa nature propre. Moment de pur bonheur, il est une étoile brillant dans le sombre dense du firmament.

   Le four, cette pièce maîtresse, c’est Pierre qui l’a confectionné. Derrière la maison, à l’abri du vent d’ouest, il présente sa forme d’igloo. Il est bâti de brisures de briques réfractaires que lie entre elles une grossière terre crue. Une porte voûtée à sa base, un orifice circulaire sur le dessus, que vient occulter un épais couvercle de tôle. Pierre débite à la hachette des bûches de chêne qui proviennent de la garenne proche. Il les dispose sur un lit de sarments. Il glisse une feuille de papier journal enflammé. Le feu gagne petit à petit. L’intérieur du four s’illumine de teintes rougeoyantes traversées de jaune. La fumée se dégage de l’orifice, fait sa traînée blanche dans le ciel qui s’incline vers le couchant. A l’aide d’une forte toile de drap qu’il agite vigoureusement, le Potier attise le feu, lui donne de l’élan. Quelques flammèches sortent par le cratère, portant avec elles des volées de brillantes escarbilles. Au sol, le tapis de braise se constitue lentement. Il est d’une belle couleur carmin au milieu des nuées de cendre grise. Etrange fascination tout de même qu’induit le pouvoir rayonnant du feu. On pourrait passer une vie entière à en observer l’aimantation magique, sa faculté de renouvellement incessant, à sentir sur sa peau le bienfait de sa douce chaleur. Les braises sont arrivées à leur plénitude. A l’aide d’une paire de pinces aux longs bras de métal, Pierre dispose les bols à même les brandons incandescents. Il obture la porte de gros moellons de terre cuite qu’il enduit d’une couche de glaise. Il pose le couvercle sur l’ouverture, l’arrime au moyen d’une grosse pierre.

   Saturne n’est guère loin qui assiste à la scène. Il connaît parfaitement le rituel. Il sait que son maître, tout le temps de la cuisson, ira faire sa promenade sur les chemins sinueux du Causse, qu’il s’arrêtera, observant longuement le paysage, Qu’il fumera en rêvant. Lui, Saturne, sera le fidèle accompagnant. Il jouera à saisir des boules de gale du chêne, jonglera avec elles comme s’il s’agissait d’innocentes souris qu’il relâchera sans quelque dommage que ce soit pour elles. Le temps de deux ou trois cigarettes et ce sera le retour à ‘Bastide’ et ce sera l’heure du défournement, de la divine surprise, au moins celle-ci est-elle espérée. Une subite étincelle tout à la pointe du long processus. Parfois un éblouissement. C’est cette félicité de la chose révélant son être dont Pierre est friand, tout comme on peut l’être de quelque gourmandise épicée. Un plaisir anticipateur se montre, se tient tapi en quelque coin de la conscience, s’impatientant de son prochain jaillissement, une eau fossile se libérant soudain des lèvres de glaise qui la retenaient captive.

   Une naissance à soi de la pièce, une naissance à soi de l’artiste. La manifestation de l’art pourrait bien se résumer à ceci : une coïncidence des éclosions, une efflorescence simultanée des émotions. Ce même geste qui sera réitéré par les Voyeurs des œuvres, eux sans qui l’événement plastique demeurerait en sa bogue, ne connaîtrait qu’un mur de silence, une parole proférée ne trouvant nul dialogue. Oui, toute œuvre porte en soi cette nécessité dialogique, suppose une ouverture, implique un écho qui la conduira à qui elle doit être de toute éternité puisque l’art ne saurait avoir ni début, ni fin, au titre de son essence universelle. L’art se ressource toujours à sa propre étrangeté et c’est en quoi il nous attire et nous questionne si fort dès l’instant où l’on a saisi sa valeur constitutive sans laquelle une humanité ne serait pas ce qu’elle est, à savoir l’appel d’une transcendance qui l’arrache à sa terrible condition mortelle. Regarder une œuvre d’art avec l’application qu’il convient, c’est déporter sa propre finitude provisoirement hors de soi, c’est déchirer le voile de ténèbres qui nous environne, c’est décupler l’horizon de sens que les temps modernes ont contribué à singulièrement étrécir.

   C’est la Bastide tout entière qui se dispose à l’événement de cette fin de jour. Tout conflue ici en une étrangeté constitutive de la profondeur de l’être. Abîme donateur de l’être-paysage, dépliement de la sphère anthropologique de l’être-artiste, attente instinctuelle de l’être-animal, stances métamorphiques infinies de l’être-matière, vibration sensible de l’être-œuvre, surgissement phénoménal de l’être-art. Point de focalisation de l’être en sa donation-retrait puisque celui-ci ne saurait faire sens qu’à immédiatement se retirer.

L’art est une Idée à l’épreuve du monde,

l’art est un poudroiement à l’épreuve des yeux,

l’art est pur amour à l’épreuve des Aimants.

L’art, par nature, est insaisissable,

sauf à figurer dans le feu de l’éclair,

le coup de gong du tonnerre,

l’éruption de l’extase,

la fulgurance de la jouissance.

L’art est ce blanc chevalier

qui dompte la Mort aux naseaux écumants.

L’art est cette intime condensation de l’instant,

juste une pointe.

L’art est ce qui définit le mieux

le ‘kairos’ de la Grèce antique,

ce moment surgissant de lui-même

en tant qu’acmé de la signification.

Avant sa pure présence :

 le trivial en sa posture obscène.

Après sa pure présence :

le trivial en sa figuration désolante.

  

   Pierre a revêtu ses mains d’épais gants en amiante, a saisi la pince métallique. D’un coup vif il ôte le couvercle de tôle. De la fumée sort de l’orifice, semée d’étincelles. Une odeur âcre flotte tout autour. Tout au fond les bols sont encore dans l’indistinction, dissimulés dans une manière de buée cotonneuse. Un peu au hasard, les pinces cherchent puis trouvent un premier objet. Le bol est déposé à même le couvercle de tôle. La terre sublimée par l’action du feu est incandescente, pareille à une coulée de lave sur le cône d’un volcan. La pièce est éruptive, traversée de vives énergies, animée de forts courants internes. Elle est alizarine dans le vif de son éclat, garance expansive, vermeil dilaté, puis la teinte s’assombrit rapidement, s’atténue dans l’andrinople, vire à l’amarante, se perd dans la nuit approximative du rouge de Falun. L’intérieur du bol varie du jaune au blanc pour aboutir, lui aussi, à cette teinte indéfinie dont on pourrait penser qu’elle rejoint quelque sourde mutité. Etonnante involution alchimique de la matière connaissant d’abord sa soudaine dilatation puis déclinant dans sa presque disparition. Elle est maintenant ce dais nocturne, dernier état apparent de sa phénoménalité, comme si sa fermeture était l’épilogue de cette vie si brusquement sollicitée au cœur du feu rougeoyant, le dernier mot de son dire fusionnel. Elle a trouvé son repos. Elle en confiera le soin au Potier.

   Plongée dans un bain d’eau froide, elle dégage une vive fumée qui pique les yeux, fait tousser parfois. L’eau crépite, fuse dans toutes les directions, de grosses bulles éclatent à sa surface. Ici, en ce point focal unique, se révèle le jeu de la quadrité des essences. Sublimation de la terre qui prend en elle le feu, le fait sien en une étonnante fusion des principes d’habitude adverses ; puissance de la terre qui expulse l’eau, la vaporise, la désubstantialise au point de la faire renoncer à sa forme commune ; devenue principe immatériel, l’eau se métamorphose en cet éther chaud, infiniment volatile, qui finit par se confondre avec la transparence de l’air.

   Les quatre éléments ou modalités de leur être portées à leur essence, Terre/Feu/Eau/Air ont donné lieu (au sens d’une occupation spatio-spirituelle) à cette cinquième essence ou quintessence dont la définition canonique est la suivante : ‘Forme la plus raffinée, la plus concentrée d'un être ou d'une chose’, merveilleuse formule dont on pourrait aisément déduire qu’elle est aussi la définition de l’art. L’art est bien ceci, l’aiguillon le plus avancé d’un être (intelligible) ou d’une chose (sensible), point de jonction inimaginable de l’esprit et de la matière par une autre voie que celle qui demeurerait immanente à son objet, la substance rivée à sa propre substance.

   C’est bien dans la relation d’une essence à l’autre, dans leur intime processus métamorphique, dans leur donation réciproque, dans leur transitivité, leur forme de passage d’une identité à une altérité que se tient l’ouvert de l’art en sa clairière la plus manifestement exposée. Une œuvre d’art n’est jamais que ceci, le comblement de l’intervalle de la Terre du matériau, laquelle rejoint le Ciel de la signification. Placés face à l’œuvre, toujours nous sommes interrogés au sein le plus profond de notre matière charnelle alors que notre esprit nous hèle à de plus hautes aspirations et inspirations. Le travail qui doit s’accomplir en nous est l’homologie parfaite du processus au terme duquel une argile travaillée par un feu, se séparant de son eau, libérant son air, se donne en tant que cet accomplissement d’un impossible qui devient tangible, d’un invisible qui ôte son voile d’Isis pour nous livrer l’épiphanie de son être, cette cloison parcheminée diaphane identique à ces parois des maisons de thé. Elles sont sans doute la discrète métaphore d’un mystère au travers duquel transparaît une évidente clarté. Seulement ceci ne peut se traduire ni en mots ni en images, seulement par la grâce imaginative de l’intuition qui est aussi la marque insigne du génie artistique.

   Mais revenons au réel de Bastide, au lieu matriciel de Pierre, à l’espace d’une terre fécondée par la juste mesure qui est recherche de l’authentique au milieu des désordres du monde. Moment fascinant pour le Potier. Le résultat d’un travail assidu, la récompense ou bien l’échec, une joie suivant l’espoir, une tristesse succédant à une attente inquiète. Moment fascinant pour Saturne qui ne perd aucune miette de ce spectacle mais a sensiblement reculé à l’instant où rugissait le bol au contact de l’eau. Présentement toutes les pièces ont subi les phases de leur transformation. Dès qu’elles auront refroidi, Pierre les disposera sur sa table de travail. Apparaîtront les signes qui étaient les plus attendus, crevasses, légères fissures, irisations, glaçures, retraits épidermiques qui signeront l’unique de chaque pièce, affirmeront sa personnalité imprescriptible, inaliénable, inscription dans une manière d’éternité. Suivra un long travail de grattage, de ponçage, de lissage, d’application d’enduits de finition. Affirmation d’un tour de main singulier, aboutissement de longues années de métier et de patience. La gamme des œuvres du Céramiste s’échelonne selon une harmonie précise, règle infrangible fixée depuis toujours,

que le Simple est le Beau,

que le Beau est le Vrai,

que le Vrai est le recueil de la Joie.

  

   Les bols ? Gris rappelant la cendre des volcans, irréguliers selon certaines surfaces, de minces cratères y impriment leur discrète présence.

   Les bols ? De formes et de teintes homogènes, un blanc écumeux d’ivoire au sommet, on dirait quelque nuage posé sur la margelle du ciel, de fines arborescences brique et acajou pastels montent en direction de la zone médiane.

   Les bols ? Belle teinte unie dans des camaïeux de rose-orangé, ils font penser à la note claire de la pelure d’oignon sur laquelle joue la douce palme de la lumière. Ces objets sont l’élégance immaculée de qui veut coïncider avec la richesse d’une tradition, coïncider avec la beauté du monde ; coïncider avec soi dans la plus exacte valeur qui soit. Ceci est le chemin obligé de l’art. Ceci est le chemin obligé de la conscience aboutissant au pli même de son être.

   Soir. Les bols sont rangés sur leurs étagères, en attente d’une attention prochaine. Pierre, comme à l’accoutumée, a terminé son frugal repas. Il s’est installé sur la banquette près de l’âtre. Un feu y est allumé qui lance dans l’air serein ses notes fluides, vivantes. Des ombres se dessinent sur les murs, mouvantes elles aussi, qui disent l’exister en sa belle palpitation. Saturne est venu sur la banquette. Il ronronne doucement. Parfois ses pattes s’agitent comme s’il essayait d’attraper un insecte, de jouer avec lui. A quoi donc peut bien rêver un animal ? Son degré de conscience est-il assez haut pour tirer quelque satisfaction des images qui doivent traverser sa tête ? Tout est énigme qui ne peut dire son nom. Et Saturne ne peut dire que ses mouvements, cligner des yeux, onduler de la queue, gamme étroite des mots mais qui sait la vie intérieure, les émotions, les joies ? Existe-t-il une joie animale ? La joie, ce prédicat infiniment, spécifiquement humain. Qui donc, hors l’homme, l’éprouverait ? Le ciel libre de soi, la terre en sa chair la plus dense, l’oiseau en son céleste trajet, la feuille en sa mélodie automnale ? Fascination que toutes ces questions. Lorsque nous les posons, nous demeurons en notre essence d’hommes. Lorsque nous les abandonnons, nous acceptons, à notre insu sans doute, le statut de la pierre, cette immobilité pour toujours d’une forme qui a renoncé à être ! Elle demeure en elle sans autre sens que de demeurer.

   Pierre ne possède pas de télévision, cette aliénation à jamais de la conscience à la publicité, au langage à la mode, aux comportements stéréotypés, à la pensée formatée en vue de produire un citoyen en tous points conforme aux désirs et à la volonté des puissants qui dirigent le monde du consumérisme et de la politique. Il écoute la radio, celle qui est la plus neutre possible, la plus objective (si l’objectivité a encore un sens dans ce siècle d’intense relativité !), seulement les informations les plus importantes, les plus ‘vitales’, si l’on veut. Pas d’ordinateur non plus, dons pas d’accès à Internet et à sa mondialisation sauvage, à ses fausses informations, à ses clichés qui aplanissent les cultures et font d’Honolulu la sœur jumelle de Sydney ou de Tokyo, les modes de vie étant de simples facsimilés les uns des autres.

   Grande pitié que cette uniformisation des conduites qui créent de toutes pièces l’homo mondialis, nouvelle version d’une humanité qui a perdu ses propres repères, dont l’aiguille de la boussole est devenue folle, dont le sextant n’indique plus que des destinations tissées d’apories. C’est ceci que pense le Potier depuis l’âtre où se donne une lumière bienveillante, juste, modeste, peut-être ce qui reste d’une existence qui se veut authentique, éloignée du bruit de fond des communautés prises d’hystérie et, le plus souvent, d’une violence épidémique. La sagesse consiste-t-elle a tourner des bols à thé sur quelque coin du Causse dont le nom sur la carte est illisible ? Est-ce ceci, la sagesse ? A défaut de ne jamais le savoir, autant se livrer aux joies d’un artisanat spontané qui trouve en soi les motifs de son propre devenir.

   Pierre relit quelques pages de ‘La terre et les rêveries de la volonté’ de Bachelard. Titre énigmatique que celui-ci, porteur d’un étrange oxymore, comme si la rêverie, cette libre possibilité de l’imaginaire, se trouvait résulter du travail obligé, assujettissant, de la volonté. Une contrainte s’opposant à une liberté. La matière se dressant tout contre l’activité de l’esprit qui essaie d’en dompter la nécessité, d’en éclairer l’opacité, d’en traverser le derme de cuir obstiné. Puis méditation du Potier sur trois phrases du Philosophe : « C’est dans le modelage d’un limon primitif que la Genèse trouve ses convictions. En somme, le vrai modeleur sent pour ainsi dire s’animer sous ses doigts, dans la pâte, un désir d’être modelé, un désir de naître à la forme. Un feu, une vie, un souffle est en puissance dans l’argile froide, inerte, lourde. »

   Certes la perspective génétique est celle qui semble à l’œuvre dans toute activité de façonnage de l’argile. Lointain écho de la Genèse, réitération du geste démiurgique de la Création. Suivons Jean Chrysostome dans sa pensée : « Car l’argile et le potier sont d’une seule et même substance, comme il est dit dans Job :’Les habitants des maisons d’argile, dont nous sommes, nous aussi, faits de la même argile.’ »

    Rien d’étonnant alors que Pierre, insufflant la vie dans la terre qu’il pétrit et met en forme, ne s’éprouve en tant que façonnant-façonné, genre d’auto-constitution de soi et d’un monde dont il devient le centre, la condition de possibilité, le point focal à partir duquel tout rayonne et se donne comme réel. C’est sans doute ceci, l’attachement à une origine, à une primitivité qui motive sa vie solitaire à l’écart de tout ce qui pourrait le distraire de sa recherche. Chercher le tout autre afin de se trouver et de placer son soi au centre du jeu. Solipsisme ? Eloignement du monde et de ses tracas ? Refus de s’engager dans un réel sans but facilement repérable ? Peut-être tout ceci à la fois et, surtout, implication dans une manière de spiritualité athée qui tâche de sublimer la matière afin d’y trouver des motifs d’élévation de sa propre conscience. Tout ceci est suffisamment admirable et ne nécessite nul long commentaire. Être soi, au sein de soi, dans sa propre vérité. Mais qui donc pourrait trouver à redire à cette force verticale de l’âme, sinon les fâcheux, les faibles, ceux qui errent longuement à leur propre périphérie sans jamais coïncider avec qui ils sont, seulement vivre dans le désarroi d’être, sans même qu’ils consentent à se découvrir, à se connaître ?  Le bonheur du Simple est ceci : le plus court chemin de soi à soi.

   La nuit avance maintenant sur les collines de calcaire, les éclaire de longs souffles bleus. Nul bruit sauf, parfois, la plainte d’un oiseau nocturne. Saturne a commencé la traversée de son long repos. A intervalles réguliers il s’étire, arrondit son dos, lisse la tresse souple de ses moustaches. Par la fenêtre une douce clarté coule jusqu’au seuil de la cheminée. Les dernières bûches deviennent braises, les dernières braises deviennent cendres. Du bout du tisonnier, Pierre ensevelit les restes de feu. De minces explosions se produisent, de curieux solfatares se lèvent dans la pénombre. Bientôt il sera temps d’aller rejoindre son lit après avoir vérifié une ultime fois le travail du feu sur la terre. Métamorphose de l’argile qui n’est que la métaphore de celle de l’homme. A Pierre, en guise de reconnaissance de son beau travail, nous dédions cette poésie de Gérard L. Carrière, céramiste Canadien. Oui, le « signe d’homme » se laisse lire, avec toute sa beauté, dans la chair vive de la glaise :

 

« Je suis l'argile mystérieuse et souple

Et je dors sur ton tour

L'eau me pénètre

Je la retiens et elle me gonfle

Je suis fertile de mille formes

Je suis le rêve de mille mains

J'attends le flot de tes cadences

Je danserai entre tes mains

 

Tourne la roue de mille tours

Je danse et fuis comme la mer

Et je suis souple comme roseau

Caresse-moi de tes deux mains

Et que tes doigts soient doux et fermes

Je garderai ton souvenir

Ta forme et puis ton signe d'homme »

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28 avril 2021 3 28 /04 /avril /2021 16:49
L’Objet, de la représentation à l’abstraction

 

Still Life

Giogio Morandi

Source : Tate

 

***

 

 

   Nous ouvrons la fenêtre de notre maison et nous sommes rassurés de découvrir ce paysage familier qui est comme notre naturel prolongement. Combien, parfois, nous sommes perdus au seul motif de notre exil en quelque coin de la terre qui ne nous tient que le langage confus auquel nous sommes insensibles. C’est ainsi, le processus de connaissance, en sa posture logique consiste, à partir du connu à aller vers l’inconnu. Nous avons besoin d’une familiarité avec les choses, ceci est sans doute inscrit au profond de nos gènes. Depuis l’aube des temps l’homme est toujours sédentaire avant d’être nomade. Être sédentaire : connaître les choses en leur coefficient de proximité, qui est réassurance. Être nomade : connaître les choses en leur éloignement, qui est toujours source d’inquiétude. C’est un peu comme si l’être-de-l’homme ne pouvait progresser qu’à l’aune de conquêtes territoriales successives s’ordonnant à la manière d’ondes concentriques aquatiques créées par la chute d’une pierre. Nous sommes au centre et nous nous y trouvons bien, certes la périphérie nous appelle que nous souhaiterions rejoindre mais nous hésitons. Qu’y a-t-il là-bas qui ouvrirait un nouveau sens ? Il nous faut faire un pas en avant, franchir la frontière et décider de connaître un nouveau monde.

   Cette métaphore du proche et du lointain, du familier et de l’étrange, du connu et de l’inconnu n’a d’autre sens que de permettre l’émergence d’une ligne de partage dans le domaine de l’art, selon laquelle se trouverait, d’un côté le figuratif, de l’autre l’abstraction. Si le figuratif nous parle, c’est bien en raison des tournures usuelles qu’il nous propose, tel portrait, tel paysage, tel décor qui sont les diverses scènes de théâtre sur lesquelles nous jouons notre rôle, les Autres jouent le leur, le Monde le sien. L’abstraction, au rebours, nous déconcerte, elle qui semble avoir renoncé à convoquer les habituelles catégories au gré desquelles nous nous situons dans notre environnement immédiat. Une œuvre abstraite nous surprend tout comme nous étonneraient la vastitude et l’anonymat d’un désert ou bien l’étendue illimitée d’une steppe.

   Au mieux, à des fins de repérage, il ne nous est guère fourni qu’un nombre ascétique de lignes, qu’une évanescence de formes, une plage de couleur souvent monochrome. Le lexique pictural est si mince, la sémantique apparemment si étroite, que notre premier réflexe consiste à lancer quelque filin en direction d’une terre intime qui nous dirait le lieu de son être en même temps que sa nature profonde. Il n’est nullement rare, en ce cas, que les Voyeurs ne se livrent au jeu des analogies positives, trouvant ici une climatique océanique, là cette ligne d’horizon, là encore ce nuage flottant librement sur l’eau libre du ciel. Autrement dit, il est le plus souvent demandé à l’informel de nous apporter des justifications, de se vêtir de ce dont, pourtant, il souhaite se dispenser, à savoir de toute référence au réel, de toute allusion à ce qui croît sous l’horizon de l’objectivité et se donne toujours comme la seule et unique possibilité de se lever au jour de l’exister. Ce dont il est question dans la toile, nous voulons en éprouver la sensation vive, en apprécier la texture, en apercevoir le profil, en entendre le son, l’amener au contact de notre joue, le serrer au creux de nos mains. Or l’œuvre non figurative dans sa donation en retrait confisque toujours ce qu’elle semble offrir qui n’est que cet impensable, cet insaisissable fuyant toujours au-devant sans qu’il ne soit jamais possible d’en étreindre l’éphémère esquisse.

    Mais regardons cette nature morte de Morandi. L’expression même de « nature morte » cherche à calmer notre inquiétude en raison de cette fixité, de cet immuable que nous percevons, qui nous rivent ici, en ce lieu, en cette heure, possible effectif de notre présence que, peut-être, pourrait altérer le sentiment, sans doute irrationnel, mais d’autant plus opératoire, d’une fuite, d’une dissolution de ce qui fait le cadre de nos vies. Tout, ici, est exactement dessiné. Bouteille, bol, ramequin, moule se livrent à nous dans l’évidence. Il s’en faudrait de peu que nous ne fussions tentés de saisir l’une de ces représentations, la confondant avec l’objet même dont elle est la fidèle projection. Il y a alors si peu d’écart entre le phénomène réel et son « double », comme une singulière aura ontologique qui glisserait insensiblement de la forme concrète à celle, picturale, qu’elle autoriserait dont, en quelque manière, elle serait le fondement. A tel point que la peinture apparaîtrait ombre portée des choses, simple réverbération, la mimèsis étant le seul procédé au gré duquel faire venir au monde ce qui mérite de l’être, la pureté de cette porcelaine, la douceur toute domestique illuminant le foyer de quelque chose qui serait essentiel.

    Ici, nous sommes d’emblée chez nous, nous n’avons guère à nous poser de questions, nous sommes au centre de nous-mêmes. Cette esthétique de la parution suffit à réaliser l’emplissement dont nous sommes en quête, à savoir goûter la beauté simple de ce qui nous côtoie et ne rien chercher au-delà qui en altérerait l’immédiate profusion. L’objet est affecté d’une incontournable réalité. Il s’agit d’une existence pure en soi qui ne demande nullement que l’on s’exile à l’étranger pour en comprendre le phénomène. Seule est nécessaire une centralité du regard faisant émerger, tout au plus, un réalisme onirique ou bien utopique que suggère l’élégance de cette peinture, genre d’idéalisation de la matière gagnant la sphère d’une possible félicité.

 

L’Objet, de la représentation à l’abstraction

Cruche, bouteille et verre

Juan Gris

Source : Wikipédia

  

   Si, dans le tableau de Juan Gris, bouteille et pichet semblent faire écho à l’œuvre de Morandi, ces objets ne peuvent être rapprochés qu’à titre purement formel, homologie relative de lignes et de teintes, ces gris et gris-blancs qui jouent à la manière d’un brouillard nimbant le réel, ne le dissolvant nullement pour autant. Chaque chose, ici, est à sa place d’objet. Chaque chose, multipliée en sa forme, découpée en pans successifs, révélant sa pluralité d’esquisses, s’affirme au centuple de ce qu’elle nous donne à voir. L’objet est comme projeté en avant de lui, en même temps qu’il nous dévoile quantité de perspectives selon lesquelles le considérer, l’archiver dans la plénitude de notre regard. Le Cubisme, puisqu’il s’agit bien de ceci, ne postule nullement la dissolution du réel, son effacement, sa dispersion en quelque sorte, qui le conduirait de facto dans le domaine de l’abstraction.

    Picasso lui-même ne s’est-il vigoureusement défendu d’aller en cette direction d’une peinture, d’une sculpture qui eussent été simplement conceptuelles, substituant aux choses mêmes l’irisation, le reflet de leur idée ? A un entretien qu’il avait eu en 1928 avec Tériade, critique d’art et éditeur, qui faisait allusion aux soi-disant tendances abstraites du Cubisme :

   « On a prétendu alors que vous faisiez de l’abstraction », le natif de Malaga répliqua vertement : « J’ai horreur de toute cette peinture dite abstraite. L’abstraction, quelle erreur, quelle idée gratuite. Quand on colle des tons les uns à côté des autres et qu’on trace des lignes en l’air sans que cela corresponde à quelque chose, on fait tout au plus de la décoration ». Voici, le parallèle était établi entre abstraction et décoration. Cependant il convenait de faire la part des choses et cette brutale affirmation, sans doute, tenait plus au caractère abrupt de l’Espagnol qu’à une réalité énoncée en sa vérité.

   Ce qui frappe au premier chef dans cette œuvre de Juan Gris, et dans bien d’autres, c’est cette dimension d’objectalité, d’éminente présence, comme si, venus de la nuit des significations, cruche, bouteille, verre surgissaient soudain à la face du monde, dévoilant non seulement leur visage habituel, mais quantité d’autres selon la manière et le lieu dont ils pouvaient être considérés. Ce que nous pouvons alors énoncer, c’est qu’il y a une réelle profusion du réel, une phénoménalité en excès, un visible et irréfutable débord de la chose par rapport à sa forme en son habituelle orthodoxie. Le sens qui était monosémique, bordé de traits exacts, enclos dans un périmètre étroit, voici que tout ceci vole en éclats, que tout ceci s’auréole d’une véritable gloire polysémique. Nous pourrions dire que le réel est porté à l’acmé de son possible, qu’il exulte et nous appelle à la fête inouïe de la donation. Cela a autant de force que l’épiphanie d’un visage lumineux dans l’obscure avancée de l’humanité, de sa sortie des ombres primitives.

   Si les natures mortes de Morandi et Gris étaient des sortes de chorégraphies autour du réel, monosémique pour Morandi, polysémique pour Gris, il convient maintenant de faire un saut décisif qui ne sera rien moins qu’une révolution copernicienne. Si les œuvres précédentes pouvaient en une certaine façon, fût-elle distanciée, faire « allégeance » relative à l’idée ancienne de mimèsis, ce calque du réel sur lequel s’appuie la main du peintre, présentement, dans l’œuvre de Rothko que nous allons aborder, plus rien ne fait signe en direction d’une réalité. La toile flotte en apesanteur dans l’espace, elle ne conserve plus aucune notion de temporalité, elle n’est plus assignable à quelque référence ancienne, elle vit de soi et en soi, elle est la bannière d’une liberté immense, un vaste champ d’autonomie, le lieu sans lieu d’une autarcie. C’est comme si, soudain, l’aventure plastique, picturale, s’étaient affranchies de toute généalogie, répudiant jusqu’à la catégorie académique d’Ecole, inventant ses propres codes, faisant du médium l’aire ouverte d’un champ d’investigation renouvelé. Si l’Art, en son histoire, avait connu maintes ruptures, s’il s’était souvent essoufflé, s’il avait failli perdre la notion même de son essence, l’initiative osée de Rothko, sa confrontation avec le vide et l’envers du subjectile ouvrait non seulement de nouvelles voies mais créait à nouveaux frais l’espace d’un langage fondateur de sens.

    Tout Voyeur confronté pour la première fois à l’œuvre du Maître de « l’expressionnisme abstrait », classification qu’il rejetait du reste, l’estimant « aliénante », est confronté à l’abîme de son propre être.

   

L’Objet, de la représentation à l’abstraction

MARK ROTHKO

Untitled (Red, Orange), 1968

Source : Fondation Beyeler

 

  

   Le champ perceptif est totalement bouleversé. La toile n’est plus la toile. Elle semble située dans un outre-monde aux invisibles frontières, comme si elle débouchait sur l’Infini. Plus nulle place pour la mesure, plus de gradient spatial, plus de référence à quelque mètre-étalon, à quelque amer qui se donnerait comme l’antidote d’une angoisse foncière. On ne regarde nullement un Rothko comme on regarderait un quelconque objet de l’univers pour la simple raison que toute trace d’objet a disparu, que seule l’empreinte d’un Sujet inquiet y a tracé son ineffable passage. Bien moins qu’un geste de saisie artistique, il s’agit ici d’adopter une posture philosophique, de méditer et de contempler métaphysiquement cet être-là, cette présence qui sont étonnamment ourdis d’absence. On n’est nullement face au tableau, on est, à proprement regarder, DANS le tableau et en son envers, cet indicible qui nous toise du plus loin et nous convoque au jeu de l’interprétation. Mais « interpréter » ne veut certainement pas dire connaître une vérité, une apodicticité, une certitude à jamais. « Interpréter » veut dire se situer uniquement, totalement, au foyer de sa subjectivité, à savoir désubstantialiser le monde, lui ôter toute carrure matérielle, le dépouiller de tous ses prédicats, le porter sur quelque fondement originel dont l’on serait, tout à la fois, les créateurs et les destinataires, sans partage, sans médiation, sans autre horizon que SOI. Une liaison de SOI à SOI, condition même de sa propre liberté.

    Nulle fuite ici que permettraient une perspective, un objet, un paysage, un portrait. A toutes ces manifestations du réel on peut adhérer, se reconnaître en elle, lier un souvenir, attacher une mémoire, lancer un projet. Autrement dit s’en remettre à une altérité afin que, la nommant, elle nous nomme en retour et nous installe en quelque endroit du monde : une terre, un ciel, la confiance d’une amitié, la soie d’un amour. Le seul « face à face » envisageable avec « Rouge, Orange », c’est le nôtre, JE avec JE, en une seule et même visée, auteur, narrateur, lecteur si nous voulons ramener ces quelques considérations élémentaires au lieu même d’une écriture.  Nous sommes entièrement remis à notre confondante solitude, notre EGO ne connaît plus que ses propres frontières, c’est pourquoi sa liberté devient un piège auquel il ne peut échapper qu’en fondant cette étrange altérité de l’Absolu-Infini qui, toujours, se décline à la faveur de la dimension spirituelle, économie faite de toute trace qui serait contingente donc refermée sur sa propre stupeur.

   Si les œuvres précédentes avaient encore quelque lien avec le réel, Morandi avec un réel certes quintessencié mais un réel tout de même, si Gris fragmentait ce même réel pour nous le rendre tangible, sensible, sensualisme exacerbé, Rothko nous laisse les mains vides, le corps nu, la chair dans sa nuée de chair. « Inquiétante étrangeté » eût dit Freud en sa psychanalytique terminologie. « Vertige de la tonalité fondamentale » se fussent exprimés les Idéalistes Allemands. « Déréliction », « Souci » eurent pu renchérir les Existentialistes, pointant par là le fait assuré que, ne coïncidant jamais avec notre essence, nous ne sommes que des errances se cherchant à défaut de pouvoir se trouver.

   Ce qu’ouvre largement l’œuvre de Rothko c’est l’abîme creusé entre être et étant, cette différence ontologique qui nous traverse, pareille à une lame autour de laquelle nous bâtissons notre incontournable ambiguïté, nous tâchons d’élever notre esquisse existentielle poinçonnée de finitude. C’est à la découverte de ce vide que nous invite l’œuvre de Rothko au gré de sa belle et non reproductible abstraction. L’abstraction n’est que ceci, une frise, une buée nommant l’être, une symbolique sans pierre de touche réelle, un air qui parcourt le ciel à la vitesse des oiseaux.    

   Toujours nous sommes confrontés à cette face des choses, à ce Rouge, à cet Orangé qui nous invitent à franchir ce voile de la Maya, à franchir qui nous sommes en chemin vers qui nous pourrions être s’il nous était donné, une fois, une seule, la possibilité d’ourdir les fils de notre destin. Les fils sont là, dans ces champs colorés qui font écran, qui nous fascinent tout comme la mort peut nous fasciner en son énigme. Voir l’invisible, seul procès au gré duquel l’abstraction s’adresse à nous, demande une « conversion du regard » qui est la condition essentielle de notre complétude. Ou bien de notre incomplétude. C’est pareil, nous ne sommes que ce balancement entre les deux. Peut-être une simple abstraction !

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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26 avril 2021 1 26 /04 /avril /2021 17:07
Intérieure beauté.

Walvis Bay - Vol de Pélicans Roses.

Photographie : Martine Fabresse.

 

« Je désire presser dans mes bras la beauté qui n a pas encore paru au monde ». Joyce - Dedalus.

 

Presser dans ses bras cette insaisissable beauté, comme nous le suggère Joyce, qui donc n’en a éprouvé l’irrésistible frisson ? En être parcouru n’est jamais qu’accomplir, par la pensée, ce trajet en direction du Beau transcendant dont nous participons, ce « rejeton du Bien », selon Plotin, qui inscrit en nous la braise de sa nécessité.  Car nous ne pouvons nous passer ni du Beau, ni du Bien, sauf à nous exonérer de notre essence humaine. Mais ceci est propos de métaphysicien et nous voulons demeurer dans l’orbe de la réalité. Ce réel qui toujours nous questionne, imaginons-le, dressons-en la métaphore, dessinons-en l’esthétique.

   C’est un matin, encore dans l’indistinction de l’heure, dans ce pli natif qui sépare d’un invisible trait la densité nocturne de la légèreté diurne. Loin, quelque part en Namibie, sur l’étendue de Walwis Bay, « baie des baleines », étrange territoire qu’habitent hypothétiquement ces animaux mythiques dont la beauté n’égale que  leur inconcevable taille. Le lieu, sa pureté, sa presque invisibilité semblent tracer l’impalpable quadrature de la grâce, de l’éphémère, de l’à-peine perçu, de l’ineffable dont s’entoure toujours la chose qui parle à notre âme le langage du rare, du poétique, du sublime. Être là ne peut s’accomplir que dans une manière de dénuement, de simplicité, de retrait en soi qui est l’empreinte que dépose en nous la majesté du paysage. Il faut regarder avec la pointe de l’âme, l’étincelle de l’esprit, l’effervescence de l’émotion qui fore l’ombilic de son dard inquiet. Oui, « inquiet » car toute Forme Majuscule, toute parution traçant l’esquisse d’une ontologie, d’une présence évidente, énigmatique de l’être, ne peut émerger qu’à l’aune de cette surprise par laquelle l’Existant fait soudain halte, ménageant dans ce suspens spatio-temporel, une place pour le recueil, une source pour la méditation, un sémaphore pour la contemplation. Alors le regard s’ouvre, les yeux se dilatent, la conscience se déploie jusqu’à l’incandescence des archétypes qui tracent en nous les nervures du sens. C’est toujours lorsqu’une chose se donne à voir comme l’exception qu’elle est que provient, jusqu’à nous, l’arche ouverte, brillante des significations. Et c’est en raison du fait qu’elles nous assaillent que nous faisons silence, que nous demeurons immobiles, en attente de l’événement qui, se révélant en sa nature fondatrice, nous portera en un lieu de félicité, celui de notre vie intérieure, cellule intime, creuset de la subjectivité par lequel donner libre cours aux fluences de nos affinités. Ce sont elles, nos affinités, qui nous mettent en rapport avec le monde et tressent en nous les cordes qui nous font tenir debout, assurent notre verticalité, autre nom pour la transcendance humaine se sauvant, au moins provisoirement, de ses chutes, excipant de ses apories.

   L’eau, l’horizon, le ciel sont une unique rhétorique, une sémantique à peine appuyée qui nous disent l’ineffable qualité de l’instant, ce trait modeste, cette mince déflagration de la seconde dont la suivante, harmonique discret, surgit à la façon d’un éternel retour du même, temporalité figée pareille à ces boules de verre dans lesquelles la neige suspendue feint de tomber sur une miniature de Noël avec la lenteur d’un sentiment en train de naître, de découvrir son sensualisme discret, son effleurement de duvet. Ou bien de plume, telles ces rémiges de pélicans, manières d’éventails noirs, denses, disant la présence, le témoignage de la vie, ici, si loin des hommes qui ne les voient pas, progressent en regardant le sol, occupés qu’ils sont de terrestres multitudes. Ces oiseaux jetés en plein ciel, qu’une conscience, une volonté arrêtent, images figées d’une éternité en train de s’actualiser, voici que ceci nous atteint avec l’exactitude d’une vérité.

   Ces pélicans sont là, dans la plus pure réalité qui soit, si près d’une Idée platonicienne, formes immuables s’alimentant à leur propre profération, modèles éternels dont le plus grand des artistes ne pourrait tirer que quelques images approchantes, icônes dans le meilleur des cas, idoles dans un  mimétisme seulement convoqué, effleuré, à défaut d’être jamais atteint. Cette impression de Réel est si forte que, de ces oiseaux, nous ne saurions guère tracer d’esquisse plus juste. Immobilisés dans le geste qui fixe, ce fameux « kairos » des Anciens Grecs, cet « instant décisif » qui, s’il porte bien son nom, et augurons qu’il en soit ainsi, extrait du divers, du multiforme, du polychrome, du toujours fuyant, cette indépassable représentation, comme si rien, désormais, ne pourrait s’approcher d’une proposition intellective de ces habitants des lacs et des marais qui semblent la pure émanation, peut-être la cristallisation des éléments, eau, air, dont ils tirent leur esquisse essentielle.

   Nous ne gagnerions rien à nous distraire de notre immobilité, sauf à interrompre la magie. Car de telles visions en portent l’indélébile trace. Tout comme le visage de l’Aimée trahit la tension qui l’habite et la dépose là où toujours elle a été, au centre d’elle-même, dans ce foyer qui rayonne et appelle. Car cette image nous entraîne où nous habitons avec le vœu d’y toujours demeurer car la beauté est ainsi faite qu’elle nous possède au foyer même de notre citadelle, s’y dissimule et n’attend que de surgir à même le phénomène que nous attendions sans trop y croire. Et le voici dans cette tension qui le fait être et le dépose devant nos yeux comblés. C’est bien l’exact opposé d’une illusion, c’est un rêve arrêté en plein vol, c’est un imaginaire qui, de toutes parts, outrepasse sa capacité à créer et nous plonge dans l’aire ouverte d’une immédiate compréhension. Du monde qui fait face. De nous qui l’interrogeons depuis la crypte secrète de notre désir.

   Les lieux d’évidente beauté, lagunes aux eaux cendrées, altiplano laissant flotter ses aériennes savanes, lacs de sel aux arêtes éblouissantes, colonnes bleues des glaciers, souple mouvance des dunes, tous ces lieux sont inévitablement situés aux limites, sur les lisières, aux confins dont notre regard s’informe comme parvenu à l’extrémité de sa pointe interrogative. La beauté est hors toute question, tout langage, toute sensation. Elle est de l’ordre d’une simple relation, d’un passage, d’une transitivité dont il faut se saisir comme on le ferait d’une feuille d’automne emportée par le vent avant qu’elle ne s’absente pour toujours. Ceci, cette indicible perception, cette épiphanie au bord d’un abîme, il ne dépend que de nous de l’amener au paraître. C’est NOUS qui lui donnons essor, seulement nous avec le tremplin déployé de notre conscience. Il n’y a pas de beauté en soi. C’est NOUS qui esthétisons le monde, lequel en retour, décèle en nous la beauté disponible, seul avoir que nous ayons jamais possédé. Beautés se reflétant en miroir, l’une nourrissant l’autre, s’abreuvant à leur inépuisable source commune. Tout sentiment esthétique est nécessairement spéculaire car la visée de l’objet de notre contemplation nous  renvoie le rayon de notre regard afin que, métamorphosé par la chose belle, il puisse à son tour nous féconder et nous assurer de sa lumineuse présence. Alors nous regardons et regardons jusqu’à l’épuisement du charme, jusqu’à la perte de ces oiseaux dans les mailles solubles du ciel.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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25 avril 2021 7 25 /04 /avril /2021 17:04
Temps du regard

  « Prendre le temps de regarder »

 

 Photographie : François Jorge

 

 

***

 

 

      Hommes distraits, la plupart du temps, nous longeons notre ombre sans même nous apercevoir de sa présence. Mais, après tout, il ne s’agit que de notre ombre qui ne fait que nous suivre et mimer tous nos mouvements. Hommes distraits nous cherchons au loin ce qui, de nous, pourrait nous divertir : la haute montagne couronnée de neige, le temple immense hissé sur ses colonnes, la pyramide constellée de l’aura des siècles. A ceci nous attribuons la valeur du sublime en raison même de notre finitude au regard de ces puissances infinies. Comment, en effet, ne pas douter de soi face à ces géants de pierre qui disent la majesté de la Nature, la dimension du Sacré, la profondeur abyssale de l’Histoire ? Toutes présences Majuscules auxquelles nous nous confrontons, fût-ce à notre insu. Toujours nous sommes fascinés par plus grand, plus haut, plus lumineux que nous. A vrai dire nous croulons sous la masse luxuriante des superlatifs, nous disparaissons derrière les qualités prodigieuses des événements du monde dont nous pensons qu’ils rayonneront à leur manière sur notre attente, nos désirs et qu’ils les combleront de façon à ce qu’une complétude puisse être atteinte. Constamment nous sommes en reste de ces figures que nous envisageons à la manière de briques dont notre citadelle donnerait l’image dégradée, attaques du temps qui saperaient nos pieds d’argile. Toujours nous regardons le lointain. Nous le croyons doué de pouvoirs régénérateurs. Toujours le proche nous échappe car il est trop familier que nous pensons connaître jusqu’en sa moindre ride, dans sa plus infime trace.

   La teinte a la douceur de l’aube et l’infinie finesse du céladon. Un vermeil avant même sa naissance, une surprise dissimulée dans des flottements de voile. L’heure est encore à venir qui ne dit son nom que du bout des lèvres, sur le mode du chuchotement. On ne sait plus très bien si son propre corps a seulement une texture, des contours, si sa peau est une limite, si les mains peuvent saisir, les oreilles entendre, le globe des yeux regarder. On est si près des choses et rien ne se montre que dans l’effleurement, la présence discrète, la sobriété d’une persuasion. Les choses de la nature n’ont pas d’effort à faire pour paraître à nos yeux. Tout naît de soi et coule de source dans le sillon neuf du jour. L’étonnement vient de ceci : la facilité des phénomènes à dissiper leur empreinte à même les fibres de notre chair sans qu’il y ait volonté, effort, levée d’une rigoureuse logique. Cet instant qui, là, juste contre soi, fait sa faveur est cet illisible qui nous atteint dans le genre d’une intuition, d’un sentiment amoureux, d’une fugue musicale à peine dicible au-dessus des nappes d’air. Ces ombelles sont nées de la rencontre du jour avec notre regard. Le temps du regard humain n’est nullement celui du regard du monde. Le monde a ouverture à l’immensité, à l’illimité, au cercle diffus du cosmos où se perdent les bouquets d’étoiles. Nous girons dans l’enceinte de notre corps et, parfois, les meurtrières demeurent occluses.

   Nos bouquets, à nous, humains, sont de plus modeste déploiement. Il suffit d’une infime brindille, de la tunique mordorée de l’insecte, d’ocelles bruns sur l’aile d’un Paon du jour pour que notre vue soit comblée, que s’ensuive l’infini carrousel de l’imaginaire qui, sans doute, est la vérité la plus approchante dont l’offrande nous est faite depuis la nuit des temps. Ces ombelles, donc, en cette heure de notre existence, pourraient se résumer à cette rencontre. Car il fallait que cela fût. Oui, le Destin existe. Il n’est nullement ce « fatum » tragique des Latins qui répandait son ombre funeste sur le parcours des hommes, en affectait chaque pas, imprimait sur leur front les stigmates d’une prochaine perdition. Le Destin en son essence est pure rencontre entre deux événements. Celui de la fleur dans son dépouillement, le mien qu’une déambulation fantaisiste a conduit ici, dans cette fissure du vivant où éclate la beauté. Dimension affinitaire du temps dont l’instant est le point d’incandescence. S’il n’y avait ce temps spécifique du regard humain, ni la fleur ne donnerait son être, ni l’Impétrant à une vision ne pourrait saisir quoi que ce soit des phénomènes. Il n’y aurait que le vide et ses éternelles turbulences.  

   Ombelles qui sont à peine une ombre. Leur radical est le même. Est-ce un hasard ? Certes non, le langage est tout, sauf gratuité. Toujours le sens est inclus dans le moindre fragment, la syllabe, le phonème, la prosodie. Ombelles, ombre, ombilical jouant la belle partition d’une naissance dissimulée aux yeux des Distraits et des Pressés. Ombelles qui sont tissées d’ombre, qui naissent du fond lointain, de l’inconcevable inaperçu. D’autres ombelles y sont en voie de venue à soi, en marche vers le proche qui en désoperculera le mystère.

   Du lointain au proche, du proche au lointain, espace dialectique qui se lit telle la distance entre deux mots, ce vide, ce silence, cette blancheur sans lesquels il n’y aurait que chaos et confusion. Sans doute faut-il répéter, telle une antienne, ce regard sans distance de l’Homme, ce regard distancié du Monde. Ils sont les orients à l’aune desquels inscrire nos destins. C’est parce que, ici, cette belle image en propose l’habile métaphore qu’elle nous atteint au plein de notre être. Effacez virtuellement l’ombelle du lointain, puis regardez. Puis faites un mouvement identique avec celle du proche, puis regardez.  Plus rien ne parlera que le silence. Le dialogue suppose toujours la dualité. « Quel est le bruit d’une seule main qui applaudit ? » Méditez ce superbe kōan et dormez sur vos DEUX oreilles. Elles ne seront de trop pour percer l’énigme de la manifestation !

 

 

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